L'économie selon Virginia Woolf : épisode • 59 du podcast L'économie selon...

Portrait de Virginia Woolf (1882 - 1941)  Londres, Angleterre, 1939 ©Getty - Photo by Gisele Freund/Photo Researchers History/Getty Images)
Portrait de Virginia Woolf (1882 - 1941) Londres, Angleterre, 1939 ©Getty - Photo by Gisele Freund/Photo Researchers History/Getty Images)
Portrait de Virginia Woolf (1882 - 1941) Londres, Angleterre, 1939 ©Getty - Photo by Gisele Freund/Photo Researchers History/Getty Images)
Publicité

Dans quelle mesure Virginia Woolf comprend-elle la domination patriarcale comme fondée sur une domination économique et matérielle ?

Avec
  • Naomi Toth Maître de conférences en littérature anglophone
  • Alain Jumeau Alain Jumeau, professeur émérite à la Sorbonne, spécialiste de la civilisation victorienne.

Figure phare des premières revendications féministes en littérature et du modernisme littéraire, Virginia Woolf est née le 25 janvier 1882 dans une famille bourgeoise intellectuelle, qui lui transmet naturellement un goût prononcé pour l’écriture et les arts. D’un tempérament mélancolique et dotée d’une attirance pour l’iconoclaste, elle s’affranchit rapidement des attentes familiales et des codes bourgeois, notamment en intégrant le groupe de Bloomsbury, une sorte de confrérie de jeunes intellectuelles londoniens qui entendent proposer des idées politiques, économiques et culturelles novatrices et avant-gardistes. C’est à partir de ces fréquentations de jeunesse qu’elle entame une réflexion sur les conditions matérielles et financières de l’existence féminine. Trame de fond de ses romans comme de ses essais, la dénonciation de la domination masculine et de l'infériorité subie par les femmes, tant spirituellement que domestiquement, trouve un ancrage économique.

Jeunesse et construction d’un engagement féministe : de la chambre à l’écriture, défendre l’autonomie féminine

Pour Virginia Woolf, le nerf de l’émancipation féminine est l’argent : jouir d’un salaire ou d’une petite rente permet non seulement l’indépendance matérielle, mais surtout l’indépendance créative. C’est l’idée qu’elle développe dans son essai Une Chambre à soi, publié en 1929, Naomi Toth explique "Virginia Woolf avait été invitée à faire une conférence à Cambridge sur le thème des femmes et la fiction, et elle répond à cette commande en parlant de l'économie des femmes. Son essai est tiré de cette conférence et dans les premiers paragraphes, elle s'interroge sur le fait que si on veut parler des femmes et de la fiction, il faut se demander plutôt pourquoi elles ne peuvent pas disposer de 550 livres de rente par an et d'une chambre à soi. Ce sont des conditions nécessaires pour que les femmes puissent créer de la fiction, pour avoir l'indépendance psychique pour écrire de la littérature". Afin d’illustrer la difficulté rencontrée par les femmes au cours des siècles pour se faire entendre, Virginia Woolf recourt à une fable qui met en scène une sœur imaginaire de Shakespeare, Judith, très douée, mais éconduite des théâtres londoniens à cause de son genre, Naomi Toth ajoute "Virginia Woolf propose cette idée d'imaginer, comme une sorte d'expérience de pensée, que Shakespeare aurait eu une sœur, et que cette sœur avait tout à fait les mêmes talents que lui. Mais à cause des structures économiques et sociales, elle n'a pas pu réaliser son œuvre, elle se retrouve rejetée et frustrée, car elle est incapable d'écrire et de réaliser son talent, elle meurt très jeune, sans sépulture".

Publicité

À partir de la deuxième moitié du 19e et au début du 20e siècle, les femmes anglaises de la société victorienne finissante, de mieux en mieux formées, réclament davantage d’indépendance et le droit d’exercer un métier. Alain Jumeau complète "le mouvement des Suffragettes apparaît avant la première guerre mondiale et comme son nom l'indique, l'objectif principal de ce mouvement, c'est le droit de vote. Il s'y rattache d'autres revendications comme la place des femmes dans la société et dans le monde du travail. Il faut se rappeler que les manifestations des suffragettes étaient choquantes pour une grande partie de la population, en raison d'actions violentes notamment. Cette action des femmes était d'autant plus choquante que dans la mentalité de la nation à l'époque, une femme devait être discrète, devait garder sa place à la maison, rester mère de famille et se faire oublier".

Une existence dans le monde : face aux troubles du 20e siècle, comprendre la domination et ses ramifications

"Comment empêcher la guerre ?", telle est la question centrale de Trois Guinées (Three Guineas), l’essai de Virginia Woolf publié en 1938, Naomi Toth nous explique "cet essai prend la forme d’une fiction épistolaire. L'auteure du texte répond à une lettre imaginaire qui lui aurait envoyé un homme éduqué pour lui demander de l'aider à empêcher la guerre en adhérant à son association pacifiste et en envoyant une cotisation de trois guinées. L'auteure répond à cette lettre en disant qu'elle dispose de ces trois guinées, ce qui représente une somme considérable pour l'époque, équivalente aujourd'hui à environ 100 euros. Elle répond en trois temps, en expliquant comment elle va dépenser son argent pour empêcher la guerre, d'abord pour soutenir la construction d'une école pour des femmes, ensuite pour soutenir une association qui encourage l'entrée des femmes dans les professions, et enfin, elle décide de lui donner sa dernière guinée, mais sans adhérer à l'association, en essayant de penser autrement le pacifisme. Ce qui inclut avant tout l'idée de l'arrêt de la violence contre les femmes au sein de la société… elle repère très clairement à l'intérieur des structures de la famille, de l'école, de l'enseignement et de l'économie des questions de domination quasiment tyranniques où le patriarcat essaye de contrôler la vie des autres et de les garder dans des rapports de domination. Et ce n'est pas très différent, dit-elle, de ce contre quoi l'Angleterre en 1938 s'apprête à combattre, c'est-à-dire le fascisme. Les racines du fascisme se trouvent dans cette oppression domestique et sociales des femmes". Par ailleurs, il faut rappeler que l'empire britannique est le plus développé au 19e siècle, et que la contestation dans laquelle s'inscrit Virginia Woolf commence dès le milieu du 19e en particulier avec la révolte de Cipayes qui sont des soldats indiens de l'armée britannique, Alain Jumeau ajoute "la révolte des Cipayes date de 1857, c'est tout un pays qui s'est soulevé contre la domination anglaise et l'Angleterre a failli perdre le joyau de sa couronne impériale, cette révolte s'est terminée par une répression sévère et l'empire a perduré. Il y a à cette époque plusieurs formes de guerres coloniales, telles que la guerre des Boers de 1899 à 1902, que les Anglais appellent la guerre sud-africaine, et qui a permis à l'Angleterre de s'installer davantage en Afrique, dans une région extrêmement prospère sur le plan agricole, forestier et surtout minier".

Pour aller plus loin

  • Naomi Toth : L’écriture vive : Woolf, Sarraute, une autre phénoménologie  (Classique Garnier 2016)
  • Alain Jumeau : L’Angleterre victorienne (PUF, 2001)
  • Virginia Woolf : Un lieu à soi, nouvelle traduction de Marie Darrieussecq (Denoël, 2016)
Grande traversée : Virginia Woolf, la traversée des apparences
1h 49

Références sonores

  • Extrait du film THE HOURS réalisé par Stephen Daldry en 2002
  • Lecture d’un extrait du Journal de Virginia Woolf, extrait d’une Grande Traversée “Virginia Woolf : la traversée des apparences”, diffusée en 2019 sur France Culture
  • Lecture d'un extrait Une chambre à soi de Virginia Woolf
  • Extrait du film Mary Poppins réalisé par Robert Stevenson en 1964
  • Lecture d'un extrait des Trois Guinées de Virginia Woolf

Références musicales

L'équipe