Allemagne Femmes et « travailleuses piégées »

Le modèle traditionnel de la femme au foyer a évolué vers l’intégration dans le monde du travail. Mais dans un contexte de précarisation, les femmes sont souvent en première ligne des inégalités. En particulier quand sonne l’heure de la retraite.
David Philippot - 21 sept. 2017 à 05:00 | mis à jour le 22 sept. 2017 à 07:03 - Temps de lecture :
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Une cycliste allemande devant une agence pour l’emploi.  Photo  AFP
Une cycliste allemande devant une agence pour l’emploi. Photo AFP

Il est 11 du matin et Heidi savoure sa première pause-café. Serveuse dans une boulangerie du quartier berlinois de Charlottenburg, elle s’est levée à 2 h 15 pour commencer à 4 h 30, comme elle le fait cinq jours par semaine. Elle a 69 ans. Combien de temps pense-t-elle encore tenir ce rythme ? « Un an ! » , s’exclame-t-elle.

Heidi a commencé à 16 ans comme apprentie dans la boulangerie de ses parents. Trente-cinq ans de vie active lui permettaient d’envisager une retraite confortable, jusqu’à ce qu’elle se lance le défi de gérer la filiale d’une chaîne de boulangerie à la fin des années 1990. Confrontée à une rude concurrence sur l’Alexanderplatz, Heidi s’épuise à la tâche, de 5 h à 20 h. Le pari se termine à l’hôpital : thrombose coronarienne. « La plus grosse bêtise de ma vie ! » Handicapée à 60 %, la voilà contrainte de liquider son plan d’assurance-vie et soumise aux règlements du régime d’assurance-chômage Hartz IV. Les services sociaux pointent son loyer, trop élevé pour le logement d’une personne seule. « Pas question pour moi de quitter l’appartement de Schöneberg dans lequel je vivais depuis toujours. Il me manquait 120 € mensuels, j’ai donc retrouvé un emploi. » C’était il y a trois ans. Elle se plaint de ses jambes qui la font souffrir, debout derrière son comptoir, mais elle aime ce travail « qui la maintient active et lui permet de gâter ses petits-enfants ». Au salaire minimum de 8,84 € brut de l’heure.

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Le nombre de retraités actif a doublé en 10 ans

À l’autre bout de la capitale, dans le quartier de Kreuzberg, Helga balaie la cage d’escalier d’un immeuble cossu. À 80 ans, elle répète le rituel chaque mercredi. « Parce qu’elle a toujours travaillé » et parce qu’elle en a besoin. Elle a travaillé 44 ans de sa vie : sa pension de retraite s’élève, si l’on peut dire, à 950 €. Trop peu pour vivre ses vieux jours paisiblement, mais 150 € de trop pour pouvoir prétendre au complément du minimum vieillesse pour les retraités.

Dans un Berlin où la gentrification enchérit la vie, Helga et Heidi sont loin d’être des exceptions : selon l’Institut fédéral de la statistique, le nombre de retraités contraints de travailler a doublé en dix ans, soit 11 % des plus de 65 ans. Les réformes du chancelier social-démocrate Schröder du début des années 2000 étaient motivées par l’ambition de sauver le système par répartition, menacé par le vieillissement de la population. Au menu : baisse des taux de cotisation, allongement progressif de la durée du travail… Elles ont eu pour effet pervers d’accroître les inégalités entre les personnes âgées. Avec des femmes en première ligne des injustices.

Dans son livre Les Mères trahies : comment la politique des retraites pousse les femmes vers la pauvreté , l’universitaire Kristina Vaillant évoque des « travailleuses piégées » : « Le retraité allemand standard est défini par la loi : il a travaillé 45 ans à plein-temps avec un salaire brut moyen de 3000 euros. Quand il remplit tous ces critères, il perçoit une pension complète. Sinon, il y a des décotes automatiques qui touchent souvent les femmes car la moitié de celles qui travaillent l’ont fait à mi-temps. S’est ajoutée la libéralisation du marché du travail avec les mini-jobs, 10 € de l’heure ou moins, sans cotisations retraite. Dans ce secteur, il y a deux fois plus de femmes que d’hommes. »

Résultat : les femmes perçoivent moitié moins de retraite que les hommes. Selon une étude de l’institut Bertelsmann, dans la génération des baby-boumeuses parvenant à la retraite en 2036, la moitié percevra moins de 950 € par mois, tous revenus complémentaires compris.