Le jour où... Agatha Christie imagina l’intrigue de « Dix petits nègres »

Une annonce immobilière, une balade au crépuscule et une grand-mère victorienne. Sans ces trois éléments, l'intrigue du plus célèbre roman de la reine du crime n'aurait jamais vu le jour.
Le jour où Agatha Christie imagina lintrigue de Dix petits nègres
Underwood Archives/Getty

Nous sommes en 1938, au cours de l’été. Agatha Christie, bientôt 48 ans, a déjà conquis le monde depuis longtemps avec ses deux héros détectives : le dandy belge Hercule Poirot et ses fameuses « petites cellules grises » et Miss Marple, vieille demoiselle paisible et redoutable limier. Depuis Le Meurtre de Roger Acroyd, publié en 1926, tous ses romans sont des succès qui se vendent à plus de 8 000 exemplaires. Le génie déployé dans le huis clos du Crime de l’Orient Express (1934) et Mort sur le Nil (1937) est tel que Vita Sackville-West, égérie du Tout-Londres, s’est exclamée : « Mais que ferions-nous sur Terre sans elle ? » Agatha Christie est une reine du « whodunit », tellement futée qu’elle a été au centre d’une des affaires de disparition les plus médiatisées des années 1920 : le 4 décembre 1926, sa voiture est retrouvée abandonnée au bord d’un étang, son sac et son manteau de fourrure à l’intérieur. Agatha, disparue, enlevée, tuée par son époux ? Elle sera retrouvée dix jours plus tard dans un centre thermal du comté du Yorkshire où elle tentait d’oublier l’infidélité du colonel Archibald Christie.

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Agatha Christie et sa fille Rosalind, dans un journal local, leur de la disparition de la romancière en 1926.

En 1938, Agatha Christie est donc une femme et une écrivain comblée, remariée à un archéologue, Max Mallowan. Quand elle le rencontre, il a 26 ans, elle, 39. Elle l’a suivi en Syrie et en Irak où il supervise des fouilles. Elle s’y rend en train, à bord de l’Orient-Express. Ses voyages lui inspireront ses plus belles intrigues. Et pourtant, il lui manque quelque chose. Le fameux "roman impossible", celui que tout écrivain a en tête.

Cet été-là, Agatha Christie s’apprête à le passer comme à son habitude dans sa maison d’Ashfield, léguée par sa mère. Mais elle apprend par hasard que Greenway House, une demeure située sur l’embouchure de la Dart, dans le Devon, vient d’être mise en vente. C’est une belle bâtisse blanche qui surplombe l’eau, entourée d’arbres centenaires. Cette magnifique demeure lui rappelle l’autre «maison de ses rêves» : celle d’Auntie-Grannie, la belle-mère de son père, une vielle dame très victorienne, chez qui elle aimait jouer quand elle était petite.

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La maison de Greenway.

A l’époque, la jeune Agatha observe les figurines en porcelaine de Dresde, posées sur les cheminées, qui représentent des personnages de la commedia dell’arte : Arlequin, Colombine, Polichinelle…Elle imagine alors des histoires dont les figurines sont les héros. Est-ce le cadre de sa nouvelle demeure ? Alors qu’elle prend un bain, Agatha Christie commence à fredonner une vieille comptine que lui chantait Auntie-Grannie :

« Dix petits nègres s’en allèrent dîner
L’un d’eux étouffa et il n’en resta plus que neuf…
Neuf petits nègres veillèrent très tard.
L’un d’eux oublia de se réveiller et il n’en resta plus que huit
Huit petits nègres voyagèrent dans le Devon
L’un d’eux voulut y demeurer
Et il n’en resta plus que Sept… »

Cette comptine, une chanson écrite en 1869 par Frank Green, deviendra la matrice de sa fiction. Pour le décor, Agatha Christie s’est également inspirée du cadre de sa nouvelle maison. Un soir, au crépuscule, lors d’une promenade dans les environs de Greenway, elle aperçoit la presqu’île de Burgh. Un vrai décor de théâtre. Au centre se dresse une construction Art déco, unique bâtiment notable sur ce rocher aride. L’écrivain connaît bien le lieu pour y avoir séjourné à plusieurs reprises. C’est ici que se retrouveront les dix personnages de son roman : deux domestiques et huit invités, conviés par un mystérieux M. Owen.

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La presqu'île de Burgh.

Publié l’année suivante, Dix petits nègres, avec sa mécanique implacable et son suspense haletant, est accueilli par une critique extatique. Deux écrivains Américains, qui ont pensé utiliser la même chanson pour leur roman d’énigme, s’inclinent devant une telle réussite. Agatha Christie s’inspirera d’autres comptines pour ses romans suivants : Cinq Petits Cochons, Un, deux, trois… Mais aucun ne vint jamais égaler ce "roman impossible" qui lui est apparu alors qu’elle prenait son bain dans la maison de ses rêves d’enfance. Avec plus de cent millions d’exemplaires, Dix petits nègres est aujourd’hui le roman policier le plus vendu au monde.

A lire : tous les romans d’Agatha Christie sont disponibles chez Le Masque, son éditeur historique. Plusieurs de ses romans sont également disponibles avec une couverture signée du photographe britannique Martin Parr (Le Crime de l’Orient Express, Miss Marple au club du mardi…) On terminera (ou on commencera) avec l’extraordinaire biographie illustrée signée François Rivière : Agatha Christie, la romance du crime (Editions de La Martinière).