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En 2017, on dissuade encore des victimes de viol de déposer plainte

Seule une victime de viol ou de tentative de viol sur dix dépose plainte. Mais même une fois la porte du commissariat ou de la gendarmerie poussée, l'accueil est encore trop souvent inadapté, voire traumatisant.

Hôtel de police de Bobigny, le 23 juin 2005. © Jack Guez / AFP Photo.
Hôtel de police de Bobigny, le 23 juin 2005. © Jack Guez / AFP Photo.

Temps de lecture: 11 minutes

Karine a 20 ans. Elle est en fac de lettres à Paris, bosse comme serveuse pour se faire un peu d'argent. L'année dernière, après son service du soir, un chauffeur de taxi la viole dans sa voiture, en bas de chez elle. Quelques jours plus tard, elle se rend au commissariat pour déposer plainte.

Première étape de la prise en charge

Elle explique au policier censé prendre sa déposition qu'elle a déjà été victime de viol par le passé. Son interlocuteur, assis de manière décontractée face à elle, l'écoute sans prendre en notes ses propos. «Dès le départ, j'ai vu qu'il ne me croyait pas», relate l'étudiante. Le policier lui demande pourquoi elle n'est pas sortie de la voiture, trouve «un peu étrange de rentrer toute seule comme ça le soir» et explique «qu'en tant que victime», elle n'aurait pas dû réagir comme elle l'a fait.

«Puis il m'a sorti: “De toute façon, vous n'avez pas l'air très cohérente. Je crois que vous mentez et je vais me faire un malin plaisir de le prouver. Je prends pas les plaintes des folles.”», assure-t-elle.

Paniquée, Karine rétorque qu'elle connaît ses droits, s'énerve. Le ton monte et l'homme la fait sortir du commissariat sans prendre sa plainte. Plus tard dans la journée, la jeune femme revient accompagnée de sa mère, avocate, pour réclamer le nom du policier qui l'a reçue. Elle enregistre discrètement la conversation avec la chargée d'accueil et le chef du commissariat, qui prennent la défense de leur confrère:

«Mon collègue a simplement dit que ce que déclarait votre fille, c'était pas très cohérent. […] Vous voulez qu'on prenne une plainte? On écrit noir sur blanc tout ce que vous dites, même si y'a des incohérences dans ce que vous dites, et après on fait quoi? On fait un compte-rendu au magistrat qui va nous dire “bah effectivement ce que raconte la jeune fille, ça a pas l'air très cohérent” et donc ça s'arrête là?», demande le policier dans l'enregistrement. 

Karine se résout à déposer plainte dans un autre commissariat, où elle estime avoir été prise au sérieux. Une enquête est en cours contre son agresseur présumé, qui a été mis en examen et contre qui deux autres femmes ont engagé des poursuites, selon un courrier du juge d'instruction que nous avons pu consulter: 

«Le dépôt de plainte devrait être la première étape de la prise en charge des victimes pour se remettre d'un viol. Mais parfois, c'est une première étape traumatisante», conclut-elle. 

Double peine 

À chaque nouvelle affaire de violences sexuelles, les mêmes questions, lancinantes, reviennent. Pourquoi n'avoir rien dit? Pourquoi ne pas porter plainte? Et les nombreuses dénonciations des agissements du producteur Harvey Weinstein et les témoignages sous le hashtag #Balancetonporc n'ont pas fait exception.

C'est dans ce contexte que la Police nationale a encouragé, via son compte Twitter, les victimes à déposer plainte. «De jour comme de nuit, des policiers spécialement formés accueillent les victimes dans les commissariats», a-t-elle rappelé, vendredi dernier. 

Sauf que dans les faits, seules 11% des victimes d’un viol ou d’une tentative de viol (soit environ 98.000 cas chaque année) et 2 % des victimes d'agression sexuelle se déplacent dans un commissariat ou à la gendarmerie pour déposer plainte, selon l'enquête «Cadre de vie et sécurité» de l'Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales, qui étudie la période 2011-2015.

De plus, 82% des victimes ont mal vécu le dépôt de plainte et 70% ne se sont pas senties reconnues comme victimes par la police et la justice, selon l'enquête «Impact des violences sexuelles de l’enfance à l’âge adulte» (2015) menée par l'association Mémoire traumatique et victimologie. 

C'est ce qui est arrivé à Aline, 31 ans. Violée par son ex-copain, elle a passé la porte d'un commissariat un samedi soir de 2010. «Le policier m'a demandé pourquoi je ne m'étais pas “mieux défendue”. Il m'a dit qu'il n'y avait pas d'éléments pour déposer plainte.» Ses interlocuteurs ne prendront qu'une main courante.

En 2013, elle retente un dépôt de plainte:

«Je n'arrivais pas à me remettre de cette histoire et j'avais un besoin de reconnaissance et de justice. [...] Il était vital pour moi qu'une autorité me dise “oui c'est grave, vous êtes victime d'un crime et il est normal que vous le viviez mal”», poursuit la jeune femme.

Elle est reçue par un officier de police judiciaire à Paris. L'homme l'écoute, elle se sent enfin prise en considération. Jusqu'à ce que l'audition prenne un tout autre tournant. 

«J'ai réalisé qu'il était dans la séduction. Il m'a posé des questions sur ma vie intime déplacées et sans aucun rapport avec le sujet. Il sous-entendait que si j'acceptais certaines pratiques sexuelles dites “de soumission”, alors mon fiancé aurait pu croire que mes refus et mon état de prostration étaient un jeu. Il m'a demandé si je pratiquais la sodomie avec lui, si on s'attachait, si nous avions des jeux avec des sextoys et des déguisements. Je me suis rendu compte que ça l'excitait.» 

Après sa déposition, l'officier échange des messages avec elle sur Facebook:

«J'acceptais de discuter un peu, puis il entrait sur le terrain des allusions sexuelles —du genre: “T'es dans ton lit?”, “Qu'est-ce que tu portes?”. Alors je mettais un terme à la discussion. Pour faire simple, c'était un pervers qui a profité de ma vulnérabilité, des informations extrêmement privées qu'il avait sur moi et de son statut de “sauveur” pour me harceler», poursuit-elle.

Aline remplit un formulaire de signalement sur le site de l'IGPN, la «police des polices», et reçoit un courrier laconique lui assurant que des «sanctions» ont été prises. 

Manque d'empathie et culpabilisation

Sans aller jusqu'à une telle situation, la quinzaine de récits que nous avons collectés témoignent des problèmes qui subsistent dans l'accueil des victimes: cela va d'un comportement jugé «froid» et «sans empathie» à la culpabilisation et la dissuasion, voire au refus de prendre une plainte, alors que «les services de la Police nationale et de la Gendarmerie nationale sont tenus de recevoir les plaintes déposées par les victimes d’infractions pénales, quel que soit le lieu de commission», selon la Charte de l’accueil du public et de l’assistance aux victimes affichée dans tous les commissariats et gendarmeries. 

Il y a par exemple Anna, 24 ans, violée à 11 ans et s'étant décidée à déposer plainte à l'âge de 18 ans dans une gendarmerie près de Nîmes, à qui un gendarme a demandé si elle n'avait pas «provoqué», pourquoi elle n'en avait pas parlé plus tôt et si elle était bien sûre qu'il s'agissait d'un viol. «Il m'a rappelé la définition légale. J'en étais réduite à devoir me justifier», raconte-t-elle.

Il y a aussi Johanna, 22 ans, qui a porté plainte pour coups et blessures et viol contre son copain juste après les faits. Après lui avoir demandé pourquoi elle n'était pas «partie avant» et l'avoir bousculée quand elle avait du mal à recoller les morceaux de son récit, le policier a pris une plainte uniquement pour coups et blessures et pas pour viol, le médecin légiste ayant expliqué que cela ne «servait à rien» car on pourrait lui rétorquer que les marques sur son corps étaient liées au fait d'avoir «fait l'amour trop fort»

Il y a encore Charlotte, qui a porté plainte en 2015 et s'est présentée devant un commissariat sécurisé par deux policiers après les attentats, lui demandant la raison de sa présence. Le petit sourire «humiliant» de l'un d'eux à son collègue, accompagné d'un «Ah, c'est bon j'ai compris». Puis l'autre policier qui lui a demandé, dans un couloir à côté de la photocopieuse, de retracer les faits à grands traits. La question dissuasive:

«“Est-ce que vous voulez vraiment porter plainte? Car d'après ce que vous me dites, ça ne va pas aller loin.”J'avais l'impression que je n'avais pas le droit d'être là. Alors que pour moi, c'était un devoir, car mon violeur m'avait dit qu'il s'en était pris à d'autres», lâche-t-elle. 

Il y a enfin Romy et Déborah, deux modèles vivants qui ont déposé plainte pour agression sexuelle contre leur agresseur commun: un homme qui aurait profité, avec chacune d'entre elles, d'une séance de poses de nu pour un dessinateur pour se masturber dans leurs mains.

Le «C'est pour quoi?» lancé par une policière à la dame de l'accueil du commissariat sans un regard aux deux jeunes femmes alors qu'elles se trouvaient devant elle. Puis: «Laquelle a été la plus embêtée?», avant de les entendre chacune séparément. Les yeux levés au ciel à l'évocation de leur métier et sa conclusion: «Il fallait s'y attendre!» Le brigadier chargé de taper le procès verbal qui ose, à propos de l'agresseur présumé: «Ça devait être dur pour lui de rester immobile.» 

«Dans cette situation, tu as toutes les raisons de dire “je déteste la police”», soupire Romy. «J'ai pensé à toutes les autres qui avaient dû venir dans ce commissariat. Nous, on est blanches, on était deux, et on avait du répondant. Comment ça se passe si tu parles mal français, que tu es non-blanche ou sans ressources? Comment tu peux avoir envie d'y aller?» 

Les deux femmes finiront par claquer la porte du commissariat pour en choisir un autre, où elles seront davantage écoutées. Toutefois, le brigadier finira par leur dire qu'il n'est pas habilité à prendre leur plainte et que le personnel qualifié les rappellerait. Un an plus tard, elles attendent encore.

«Plaintes bateaux»

Comment explique-t-on ces comportements du côté institutionnel? Au commissariat de Corbeil-Essonnes (91), nous rencontrons deux policières, l'une commandante et l'autre enquêtrice spécialisée au sein du groupe «atteintes aux personnes», qui ont souhaité rester anonymes. La première n'est pas surprise des témoignages que nous avons recueillis:

«Certaines victimes sont mal accueillies. On a des spécialistes chez nous et c'est intolérable. J'ai déjà vu une femme arriver devant un commissariat, expliquer avoir été victime d'agression sexuelle et se voir demander à l'interphone: Ah oui ? Racontez-moi”, au lieu d'être invitée à entrer. Parfois, c'est par pure méconnaissance du sujet, parfois certains collègues sont simplement stupides», dit-elle.

La commandante tient toutefois à préciser que certaines questions sont systématiquement posées à la victime pendant une audition, notamment pour confronter sa version à celle du mis en cause –vêtements portés, pourquoi on se trouvait à tel endroit à tel moment, détails «intimes»–, mais que tout policier averti se doit d'informer sur le déroulé des choses et d'interroger sans jugement.

«On explique pourquoi on bouscule, pourquoi on va relever certaines incohérences sans pour autant mettre en doute leur parole. Cela peut être mal vécu», complète l'enquêtrice spécialisée. «Je pense qu'on manque de formation», poursuit-elle. «Cela se voit sur certaines plaintes “bateaux” où l'on comprend que la personne qui l'a rédigée n'avait pas “l'envie” et ne connaissait pas la procédure.» 

Les choses ont pourtant évolué et la prise en charge s'est améliorée, estiment les deux femmes. «On essaie d'orienter au maximum les plaintes auprès des policiers formés», assure la commandante.

Selon les chiffres de la Police nationale, sur les 150.000 fonctionnaires sur l'ensemble du territoire français, seuls 1281 policiers sont spécifiquement formés pour accompagner les victimes de violences ou de maltraitance dans la sphère familiale ou le cadre de vie habituel; 132 sont des correspondants départementaux «aide aux victimes» et 163 des «référents violences conjugales».

La formation initiale des gardiens de la paix comprend certaines notions ayant trait à l'accueil des femmes victimes de violences et, dans la formation des officiers de police judiciaire, l'accent est mis sur l'importance de la qualité de la prise en charge de la victime.

Sous le quinquennat de François Hollande, un groupe de travail dirigé par la Miprof (Mission interministérielle pour la protection des femmes contre les violences et la lutte contre la traite des êtres humains) a participé à la mise au point d'outils pour la formation continue et établi un «kit» comprenant un court-métrage, un livret et une fiche sur l'audition des victimes de violences et/ou de violences sexuelles au sein du couple. 

Mais est-ce suffisant? Camille, une des femmes que nous avons interrogées, violée lorsqu'elle était mineure et taxée de «menteuse qui voulait faire son intéressante» par une policière, a elle-même voulu passer le concours pour devenir officier.

Elle a déchanté en entendant ses camarades de prépa assurer qu'une fille en jupe le soir ne devrait pas s'étonner d'être violée. Selon elle, la «culture du viol» qui irrigue toute la société est en cause. «La victimologie devrait être obligatoire» dans les formations, poursuit-elle, avec un apprentissage des comportements liés aux troubles psychotraumatiques tels que la sidération (ne pas pouvoir crier, ni se défendre), la confusion ou les troubles de la mémoire que peuvent vivre les victimes.

Côté gendarmes, la porte-parole de la Gendarmerie nationale Karine Lejeune explique que la formation comprend la notion de «crédit temporaire de bonne foi», soit le fait de considérer, par principe, que la victime dit la vérité jusqu'à preuve du contraire.

Selon elle, la mauvaise prise en charge concernerait des «cas à la marge». Si elle reconnaît que les propos culpabilisants ne sont pas admissibles, la porte-parole explique toutefois que certains comportements dépendent du «vécu de l'enquêteur», qui a pu être confronté à ce qu'elle appelle, de manière surprenante, des «fausses victimes». Exemple:

«Des cas comme des adolescentes enceintes qui n'osent pas dire à leurs parents qu'elles ont un petit copain et disent que le rapport n'était pas consenti. Cela ne justifie pas une mauvaise attitude, mais cela fait partie des mauvaises expériences qu'on peut avoir.»

Un rôle «réparateur» de la plainte

Certaines femmes que nous avons interrogées parlent de «loterie»: on peut, certes, tomber sur des personnes culpabilisantes mais aussi sur un personnel formé et compétent.

C'est ce qui est arrivé à Pauline, 38 ans, quand elle a décidé de porter plainte pour un viol qu'elle a subi à 15 ans et demi. Elle a été reçue par une officière de la brigade des mineurs de sa ville et décrit une personne à l'écoute, humaine:

«Elle ne m'a pas jugée ni culpabilisée. Elle a fait des pauses, m'a ramené un verre d'eau quand ça n'allait pas. C'est comme cela que chaque victime devrait être reçue. S'ils étaient tous comme elle, tout le monde porterait plainte. En sortant, je me suis sentie libérée. Je me suis dit que même si la plainte n'aboutit pas, ce n'est pas de mon ressort, j'avance», assure-t-elle. 

Car le dépôt de plainte peut aussi être un moment salvateur. «Si les policiers avaient conscience du rôle réparateur qu'ils peuvent avoir, ils se l'approprieraient davantage», note l'avocate spécialisée dans la défense des femmes victimes de violences Isabelle Steyer.

Celle-ci trouve que la police a davantage progressé que l'institution judiciaire, et rappelle que la «correctionnalisation» du viol (le fait de déqualifier ce crime en agression sexuelle, donc en délit) reste extrêmement répandue:

«Seuls les cas les plus graves sont maintenus dans les qualifications criminelles. Par exemple, une fellation forcée est souvent déqualifiée en agression sexuelle alors qu'il s'agit d'un viol selon la loi, ce qui est extrêmement grave», rappelle-t-elle.

Enfin, seul 1% des plaintes fait l'objet d'une condamnation en cour d’assises, la plupart étant classées sans suite.

«Force est de constater qu’en 2017, le viol reste un crime de grande ampleur bénéficiant en France d’une inconcevable tolérance et d’une impunité quasi totale, et que les droits des victimes ne sont pas respectés puisqu’elles sont dans leur grande majorité ni protégées, ni soutenues, ni reconnues, et que leur troubles psychotraumatiques ne sont pas diagnostiqués, ni pris en charge spécifiquement», alerte la psychiatre spécialisée en psychotraumatologie et victimologie Muriel Salmona dans un manifeste à destination du gouvernement. 

Cette absence de prise en charge spécifique est pointée par plusieurs de nos interlocutrices, comme Gabrielle, qui raconte avoir ressenti un sentiment de «décalage total» au moment de déposer plainte contre un homme qui l'avait suivie et s'était masturbé devant la porte de son immeuble:

«C'était beauf land, j'étais dans la même pièce qu'une autre personne présente pour un simple vol, le policier m'a infantilisée et a déblatéré tout seul sur la “société judéo-chrétienne” sans m'écouter», raconte-t-elle.

Elle finira elle-même par retrouver son agresseur en train d'errer dans son quartier, appeler la police et permettre son arrestation. L'homme, coupable de plusieurs agressions sexuelles, écopera de 18 mois de prison. «Le juge a dit que c'était un cas assez unique, sourit-elle. J'estime que j'ai eu beaucoup de chance.»

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