Portrait d’une femme capitale

Ayn Rand en 1957 à New York ©Getty - New York Times Co.
Ayn Rand en 1957 à New York ©Getty - New York Times Co.
Ayn Rand en 1957 à New York ©Getty - New York Times Co.
Publicité

Haïe ou adorée, fascinante en tout cas, Stéphane Legrand fait le portrait de cette femme à la pensée mythique : Ayn Rand.

Haïe par certains qui voient en elle le mal incarné, elle est aussi portée aux nues par d’autres. En fait, la lire rend, au choix, euphorique ou répugne à souhait. Née il y a tout pile 113 ans, disparue en 1982, ses livres sont encore les plus lus aux Etats-Unis, après la Bible, même si elle reste pourtant une figure méconnue en France… 

Peu importe d’ailleurs car ce qu’elle a dit, fait ou pensé, imprègne l’imaginaire de notre époque, faite de capitalisme, de masse, avec l’égoïsme en porte-drapeau. Cette philosophe, Stéphane Legrand nous en fait un portrait à la fois drôle et effrayant, dans un livre paru aux éditions Nova, cette philosophe… c’est Ayn Rand ! 

Publicité

Ayn Rand et son accent russe à couper au couteau, yeux noirs perçants et revêche à souhait. Dans cette interview de 1959, dans laquelle le journaliste lui demande de définir sa pensée, l’objectivisme et la morale qui lui est attachée, il faut savoir qu’elle n’hésite pas à l’interrompre sèchement et à le fixer durement. C’est qu’à suivre son raisonnement (qui consiste à prôner l’intérêt individuel comme fin ultime et à vanter les vertus de l’égoïsme), tout autre personne que soi n’a aucune valeur et ne mérite aucune attention, ou au mieux du mépris. 

Mais en quoi peut consister une telle philosophie de l’égoïsme ? Et est-ce au moins une philosophie si elle concerne chacun d’entre nous, mais personne en même temps ? Stéphane Legrand le dit : “Ayn Rand est un animal étrange”, dont la philosophie, si on décide de la désigner ainsi, tient moins à sa puissance logique et à sa portée conceptuelle qu’à la manière dont elle l’a portée avec puissance. Au point d’être devenue le symbole, je cite, d’une “expérience historique qui pourrait bien nous concerner plus que jamais : celle du capitalisme comme mystique, de l’avidité comme morale, et de la réalité comme fiction majoritaire”. 

En termes de fiction, Ayn Rand s’est d’ailleurs posée là : ses deux romans, La source vive (adaptée au cinéma en 1949, avec Gary Cooper) et La grève, sont des best-sellers, avec des héros mythiques : dans La source vive, il y a ainsi le personnage de Howard Roark qui, face au reste du monde, en vient à émerger et à s’imposer, par sa seule force et conviction : c’est l’illustration typique de la pensée objectiviste de Rand, l’homme exceptionnel qui n’est pas nivelé par la majorité. 

Mais avant même d’écrire ses histoires, il faut voir, comme le rappelle Stéphane Legrand, comment Ayn Rand s’est elle-même créée sa propre histoire : tout commence d’ailleurs par son nom, “Ayn Rand” qu’elle a elle-même choisie quand elle a débarqué aux Etats-Unis, manière de se donner naissance par soi-même et de couper tout lien avec les autres, entendez ici sa famille. 

Le portrait de cette “femme capitale” est saisissant, elle nous échappe, et pourtant, elle nous accroche. Son influence que l’on trouve autant dans Mad Men que chez Trump, les réactions opposées qu’elle suscite entre différentes personnes ou au sein d’une même personne sont à son image : Ayn Rand n’est que contradictions. 

Prônant une rationalité à toute épreuve, elle n’a été que colère et passions déchirantes (d’amour ou de haine) ou pensée magique (capable de se refaire toute l’histoire, à sa convenance) ; voulant régner sur le monde, elle méprisait pourtant tout le monde ; prétendant détenir une philosophie digne des grandes figures historiques, elle ne leur rendait pourtant jamais hommage… 

Ce qui est alors fascinant, c’est moins Ayn Rand que nous. Ironie du sort : elle nous détestait tous mais nous sommes tous là, à la lire et à nous demander ce qui nous fascine chez elle, ce qui en nous, de 

nous, répond à ce qu’elle disait. Même étrange, même extravagante, même méprisante, elle a quelque chose de nous, elle est quelque chose de nous. 

L'équipe