Ras le bol du machisme en cuisine !

Pas de doute, le « food féminisme » a encore du pain sur la planche. Cheffes et journalistes gastronomiques nous expliquent pourquoi.
Valérie Josselin
Ras le bol du machisme en cuisine ! iStock

En 2007, une femme, Anne-Sophie Pic gagnait ses trois étoiles : cela faisait plus de cinquante ans que ce n'était pas arrivé. Et ça ne s'est pas reproduit depuis, ni cette année où, pire, deux femmes ne figurent pas sur la liste du Michelin, au prétexte qu'elles cuisinent en couple ! Les food féministes du forum Parabere qui s'est déroulé début mars (voir ci-dessous) ont mis les pieds dans le plat avec un « Shame on you » (honte sur vous) barrant leur compte Instagram (voir cet article : Une liste de femmes chefs pour répondre au Guide Michelin 2018). Un peu partout en France perdure un machisme salé en cuisine qui ne date pas d'hier…

Ce n'est pas pour les mauviettes, paraît-il…

Beaucoup de chefs masculins pensent que la cuisine n'est pas « un boulot pour les femmes » : il faut porter des charges lourdes, supporter les horaires… « Trop dur, surtout quand on veut devenir mère », entend-on en écho au vocabulaire militaire (« brigade », « chefs », « sous-chefs ») qui entretient une ambiance aux valeurs « viriles » : hiérarchie, force, discipline. Une femme – autant dire une « mauviette » – n'aurait pas l'autorité « naturelle » pour diriger des hommes. « Eux-mêmes craquent devant les conditions de travail, raconte la critique gastronomique Estérelle Payany, qui se souvient de sa formation à la prestigieuse école Ferrandi. Des hommes faiblissaient avant moi, à cause de la température qui pouvait atteindre les 35 °C. » Heureusement, les temps changent, le matériel s'allège, les heures supplémentaires sont comptées, et certains restaurants doublent les équipes pour mieux concilier vie professionnelle et vie personnelle.

Cuisine de bonne femme… toi-même !

Pourtant, mains baladeuses et blagues sexistes sont monnaie courante. Maria Canabal, créatrice et présidente du forum Paraber, le dénonce : « Les cuisines sont un lieu à risque pour les femmes. Il peut même s'agir d'abus sexuels avérés. Dans les vestiaires, les douches, au cours des pots "arrosés", les femmes sont des proies faciles. » Toutes le savent, mieux vaut ne pas être trop « glam » sous la toque.

Sortie de l'Institut Paul Bocuse, à Lyon, la cheffe Malek Labidi Debbabi en témoigne : « On n'a pas le droit de se maquiller, d'être féminine. Il faut se fondre dans le décor. » C'est moins le cas pour la nouvelle génération. En 2017, Top Chef comptait trois femmes, dont Marion, mannequin photo, qui ont prouvé qu'elles ne faisaient pas de la « cuisine de bonne femme », selon l'expression de Paul Bocuse.

La lune plutôt que les étoiles

La popote familiale, c'est peut-être ça le problème. « Pour les femmes, c'est normal de savoir cuisiner. Elles ont été élevées dans le souci du "bien-faire" et non dans un esprit de compétition comme les garçons, remarque Maria Canabal. D'ailleurs, dès qu'une tâche réputée féminine (cuisine, couture, coiffure) devient à la mode, les hommes s'en emparent pour soi-disant l'ennoblir. » Pour les cheffes, la reconnaissance passe moins par les étoiles au Michelin. Elles ont moins « le besoin de briller de leurs confrères », confirme la journaliste Nora Bouazzouni dans son essai Faiminisme. Quand le sexisme passe à table (Nouriturfu). Eux attirent les investisseurs, la presse et les prix prestigieux.

Résultat : « Les femmes sont les grandes absentes des congrès internationaux, dit Maria Canabal. Elles ne sont pas invitées parce qu'elles ne sont pas connues et inversement. »

« Vous pouvez m'appeler le sommelier, s'il vous plaît ? »

Les femmes ont tellement intégré ces obstacles que la majorité s'oriente finalement vers les arts de la table, la gestion, le management, et beaucoup vers la pâtisserie. « Cette spécialité est réputée moins éprouvante physiquement, plus minutieuse, plus artistique », confirme Bruno de Monte, directeur de Ferrandi Paris. Pour celles qui s'accrochent en cuisine, « ouvrir son établissement sera souvent la seule façon de tenir dans le métier, mais le restaurant sera petit, indépendant ou familial », précise la réalisatrice Vérane Frédiani, auteure du documentaire A la recherche des femmes chefs*.

Rares sont celles qui choisissent, par exemple, un métier du vin (10 % dans le monde), comme Paz Levinson, une des meilleures sommelières du monde qui vient d'être engagée par Anne-Sophie Pic. Pourtant, lorsque celle-ci s'approche d'une table, elle entend encore souvent : « Vous pouvez m'appeler le sommelier, s'il vous plaît ? »

L'empathie a bon goût

Il faut travailler deux fois plus dur quand on est une femme. Enseignants et employeurs s'en font l'écho : les jeunes sont ultra-compétentes et motivées, courageuses, multitâches et boivent moins que les hommes ! Et plus créatives, car elles osent laisser parler leurs émotions. « Seule une femme peut arriver à cette conclusion », sourit Anne-Sophie Pic. Cette empathie nouvelle donne de meilleurs résultats que l'autorité rigide. « Les études montrent que les équipes mixtes sont 40 % plus créatives et 55 % plus productives, insiste Maria Canabal. C'est ce que je répète aux chefs : "Sans femmes dans vos équipes, vous ratez 50 % du talent !" »

Parabere, un rendez-vous unique au monde

Lassée de voir ses idées d'articles sur les cheffes systématiquement retoquées par les grands magazines, la journaliste Maria Canabal lance en 2015 le Parabere Forum, une plate-forme à but non lucratif, de 5 000 membres, visant à promouvoir la diversité et la parité de la filière gastronomique. L'occasion pour les cheffes, sommelières, agricultrices et anthropologues du monde entier de se réunir une fois par an. Pour en savoir plus : parabereforum.com

* Sorti au cinéma en juillet 2017. En DVD le 6 mars 2018.

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le 13/03/2018