Thierry Frémaux : « Cannes, d'une autre manière »

Le délégué général du festival, Thierry Frémaux, raconte comment le virus a amené Cannes à muter et à déplier ses activités. Entretien : Philippe Azoury et Toma Clarac
Festival de Cannes 2020  L'interview de Thierry Frmaux dlgu gnral du Festival
Gisela Schober/Getty Images

Vous venez d’annoncer officiellement l’annulation du festival dans sa forme habituelle, mais vous présenterez une sélection en juin. Comment bâtit-on la sélection d’un festival annulé ?

Bizarrement, ce processus se fait dans d’excellentes conditions. Confinés, nous recevons les films par lien Internet. C’est le rêve : le cinéma mondial vient à vous à la maison. Donc on voit les films et on fait nos notes. Christian Jeune, le directeur du département « films » organise tout ça et moi, j’instruis les débats au téléphone quand, habituellement, nous les avions collectivement et de visu. Quand le confinement a commencé, nous lancions le sprint final – qui est d’ailleurs plutôt un 1 500 mètres, puisqu’il va traditionnellement du 1er mars au 15 avril. C’est devenu un 5 000 mètres, puisque le processus se prolongera jusqu’à la fin mai et que certains films que la crise a retardés pourront nous être présentés.

L’éventualité d’une annulation a-t-elle influé sur la sélection ?

Nous n’avons pas reçu moins de films. Hors l’incertitude liée à la crise – mais qui est la même pour tout le monde –, nous menons la sélection normalement, dans la seule passion du cinéma et de la découverte qui nous anime.

Pourquoi annoncer une sélection est-il malgré tout si important ? Pour valider un travail qui était quasiment achevé ? Pour ne pas laisser les autres grands festivals (Venise, Toronto, Berlin, Locarno...) prendre ce que le Covid-19 vous force à abandonner ?

Rien dans notre action ne procède d’une quelconque concurrence avec les autres festivals. Au contraire : dès que la tenue de Cannes s’est révélée aléatoire, nous nous sommes beaucoup parlé avec nos collègues. Ensuite, crise ou non, chaque année, les films présentés à Cannes le sont aussi dans les autres festivals ou dans les sections parallèles. Il y a cette année encore moins de raison pour les productions de changer de méthode. Ensuite, la situation de Cannes est devenue celle de Locarno, annulé il y a peu, et aujourd’hui, celle de Venise et Toronto, fragilisés par l’incertitude de la rentrée. En fait – et on en a été assez émus –, la fidélité à Cannes s’est exprimée fortement et d’emblée : qu’importe le futur, on veut que nos films soient vus par vous, comme d’habitude à cette époque de l’année. Les cinéastes et les producteurs souhaitaient vraiment un processus normal avec Cannes : soumettre un film, en parler, évaluer une potentielle sélection, etc. C’est réellement leur demande. Même des films sélectionnés à South by Southwest ou à Tribeca sont revenus vers nous. Et puis, il y a une chose importante, c’est qu’on ne voulait pas déserter le 15 avril en disant : « Cannes n’a pas lieu, au revoir, rendez-vous en 2021. » Non. L’année n’est pas terminée. Des films ont décidé de rester en lice et de sortir en salles. La reprise de l’exploitation et de la distribution va être difficile. Nous voulons être présents et permettre que le label « Cannes » puisse aider à la relance.

Revenons aux trois mois que vous venez de passer. Vous souvenez-vous du premier signe d’alerte, du premier nuage noir, concernant le festival 2020, le jour en gros où vous vous êtes dit : « Tiens, quelqu’un tousse à Wuhan et mon année risque fort d’être compliquée... »

Oui, je me suis posé la question très tôt, d’abord en plaisantant, puis de manière tout à fait sérieuse. D’abord parce que l’organisation d’une manifestation mondiale vous confronte à tout autre événement à l’échelle de la planète, genre l’éruption de l’Eyjafjöll, le volcan islandais qui en bouleversant le transport aérien en mars 2010 avait risqué de faire annuler le festival. Et puis parce que nous avions déjà a ronté la crise du Sras en 2003 : le virus s’était éteint d’un seul coup, mais jusqu’à la dernière minute, et alors que les délégations chinoises renonçaient une à une à venir, on a cru que le festival dans son ensemble serait annulé. Là, des conversations avec Jia Zhangke dès le moment du festival de Berlin et avec nos amis de Hong Kong cet hiver nous ont alertés et nous n’avons pas mis longtemps à comprendre la gravité de l’épisode. C’est sans doute ce qui nous a permis d’agir de façon lucide et pragmatique : faire preuve d’agilité en sachant que Cannes devait avoir lieu d’une autre manière, inventer un marché du film numérique, se projeter à l’automne, parler beaucoup avec les gens du métier, comprendre qu’ils comptaient sur nous, etc.

Lorsque plane un tel nuage, dans quelles conditions intimes la reprise des visionnages, les négociations serrées pour obtenir tel ou tel film, l’organisation de mille choses qu’implique la machine Cannes, sont-elles possibles ?

Depuis le début du mois de mars, nous faisons preuve d’une abstraction totale et parlons des films tout à fait normalement. La perspective de publier tout de même une sélection est extrêmement mobilisatrice pour tout le monde : nous, les artistes, les professionnels...

Que vous disaient les producteurs, les distributeurs, la mairie de Cannes ou l’État – que ce soit le ministère de la culture ou la conseillère culture de l’Élysée ? Quelle décision vous incitaient-ils à prendre ?

Cannes est organisé d’une double manière : d’un côté, la direction exécutive, c’est-à-dire l’équipe du festival, de l’autre le conseil d’administration qui réunit les représentants de la profession et les pouvoirs public, dont la mairie de Cannes, le ministère de la culture et le CNC. Au milieu, Pierre Lescure, comme président, et moi-même, comme délégué général, pour faire le lien entre tous, y compris avec l’Élysée. La situation a donc été évaluée en permanence, en commençant par une double évidence : y croire tant que c’était possible et respecter les consignes publiques. De fait, tout le monde a apporté son expertise. La ville de Cannes, par exemple, est la collectivité qui allait être la plus touchée par l’annulation de la fête, quand on connaît le poids économique du festival. À aucun moment, son maire n’a pensé la situation en dehors de la réalité collective.

De quelle façon Cannes est-il couvert par les assurances en cas d’annulation totale ? Le magazine Variety évoquait, début mars, une clause contre les annulations que le festival n’aurait pas contractée. Qu’en est-il réellement ?

Nous sommes couverts par une assurance annulation « classique » (intempérie, grève, indisponibilité du palais), mais ce type de contrat ne couvre jamais les risques de pandémie. La clause à laquelle vous faites référence était une proposition très coûteuse, de dernière minute et qui ne permettait de couvrir qu’une part très minime du risque – et encore moins de penser la situation globale. En l’espèce, comme l’immense majorité des événements qui ont été annulés, le festival est son propre assureur : en gros, il est seul responsable financièrement. Heureusement, ici comme ailleurs, ceux qui le soutiennent restent à ses côtés et nous pourrons limiter les dégâts, même s’ils sont importants.

Quelles garanties donnent l’État ou les collectivités locales face à des pertes que l’on imagine colossales ?

L’État et les collectivités territoriales (la région Provence-Alpes-Côte d’Azur, le conseil départemental des Alpes-Maritimes, la région Île-de-France) nous ont immédiatement indiqué qu’ils maintenaient l’intégralité de leurs subventions, ce qui est évidemment très précieux car les pertes sont importantes. Nous sommes, par ailleurs, encore en discussion avec la ville de Cannes, qui paie un très lourd tribut en perdant la majorité de ses recettes fiscales du fait de l’annulation de tous les événements et ne pourra donc très probablement pas maintenir son niveau de subvention habituel. Enfin, beaucoup de nos partenaires officiels privés, qui sont pourtant aussi dans des situations financières très compliquées, essaient de nous aider d’une manière différente. Globalement, dans cette situation exceptionnelle, tous les maillons se montrent solidaires.

Vous aviez, dans un premier temps, évoqué un festival qui se tiendrait fin juin-début juillet.Cette date correspondait-elle à une donnée épidémiologique que vous donnait le gouvernement ou une instance officielle (les ministères de la santé, de la culture, du tourisme ou la ville de Cannes elle-même) ou était-ce, pour vous, la seule date possible dans une ville qui, dès juillet, est prise d’assaut par le tourisme pur et dur ?

Oui, quand mai n’était plus possible, on a évoqué juillet et quand il a fallu annuler juillet, on l’a fait en imaginant une autre forme d’intervention pour préserver les films et la sélection, pour maintenir un dialogue très fort avec la profession. La date de juillet correspondait à la disponibilité du palais des festivals et à celles des festivaliers et des professionnels. À l’époque, il s’agissait de trouver une date qui nous semblait lointaine. Vaine illusion ! Nous disions : « Soit Cannes a lieu en juillet, soit c’est que la situation est grave et on se fichera pas mal de quoi que ce soit d’autre que la crise sanitaire. » On a compris le 12 avril que ça serait la seconde hypothèse. Quant à aller en septembre, nous ne voulons pas nous installer aux dates du festival de Venise.

Netflix devait faire son retour à Cannes, avec le film de Spike Lee notamment. Pendant le confinement, la plateforme a accru son pouvoir. Annuler Cannes, était-ce faire reculer plus encore la salle ?

Les salles ont une grosse partie à jouer en général. Bien sûr, chaque année, le festival est un énorme coup de boost. On l’a vu en 2019 avec Parasite ou Les Misérables : désormais, il y a une corrélation forte entre succès à Cannes et succès en salle. Mais la situation des cinémas est extrêmement fragilisée parce qu’ils sont fermés : fragilité économique, bien sûr – et le désastre peut être important en France mais surtout à l’étranger – et fragilité psychologique parce que, en effet, les plateformes ont profité de l’aubaine. Même si les sondages disent qu’aller au cinéma est une des activités que les Français veulent le plus vite retrouver, il va falloir faire preuve d’énergie et d’enthousiasme. De tous les côtés : la qualité des films, l’accueil dans les salles, la pédagogie du grand écran, etc. Et qu’on cesse de parler plateforme quand on parle cinéma : nous ne sommes plus dans les années 1950 quand la télévision arrivait dans les foyers. Que ça soit les chaînes traditionnelles, les plateformes ou Internet, on sait que voir des images se fait ailleurs que sur grand écran – et plus que jamais. Au cinéma, dans les salles donc, à nous tous de continuer à le rendre singulier. Pour le reste, ce qu’on a beaucoup regardé sur les plateformes pendant le confinement, ce sont des films... de cinéma. Le débat est vaste.

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Un festival en ligne, beaucoup en parlent : est-ce seulement possible pour une manifestation de la taille et de l’importance symbolique de Cannes ?

Non, ce n’est pas possible et pour plein de raisons. Étymologiquement, un « festival » est une fête collective, un spectacle qui réunit des spectateurs dans un lieu précis – en l’occurrence : sur la Croisette. Parce qu’il faut brandir des concepts à la mode, on évoque un « festival numérique » comme le nec plus ultra. Qui peut expliquer ce qu’est un festival numérique ? Quel est le public ? Où sera-t-il ? Comment organise-t-on ça dans le temps et dans l’espace ? Est-ce que les films, les auteurs, les producteurs seront d’accord ? Comment lutter contre le piratage qui sera instantané alors qu’il fait déjà des ravages ? Qui seront les privilégiés qui verront ça ? Quelles seront les conditions financières ? Est-ce que les films montrés pourront sortir en salle ? Une partie de la presse, américaine en particulier, aime parler de « festival numérique », mais il n’y a aucune enquête sérieuse pour dire ce que c’est, pour en dire le résultat... Cela ne marche que pour les films dont on sait que la seule carrière possible est, précisément, celle d’Internet car ils n’auraient jamais eu d’espoir en salle. Le Monde ne cesse de comparer Cannes au festival Visions du réel à Nyon, qui a choisi une option numérique. Mais la comparaison est impossible !

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Et quid d’un festival hybride ?

Pareil. Ça ne conviendrait pas à Cannes, sauf pour son marché et là, en effet, nous faisons le 22 juin 2020 un marché du film numérique : des professionnels échangeront, achèteront, marchanderont, vendront... sans sortir de chez eux et à travers des sites dédiés et verrouillés. Mais il s’agira aussi beaucoup de ventes de projets, de scénarios, de projections de bandes-annonces...

Quelles sont les perspectives possibles pour le festival ? À quoi va ressembler la présence de Cannes dans d’autres festivals telle qu’elle est évoquée ? Et si ces festivals n’avaient pas lieu non plus ?

Je commence par votre dernière question : si les salles de cinéma rouvrent au début de l’été, comme nous l’espérons au moment où nous nous parlons, alors les festivals auront lieu, même avec des contraintes. Pour l’instant, nous pensons annoncer sans doute une sélection début juin, en accord avec les ayants droit de chaque film – je dis « sans doute » car méme le début juin semble lointain ! Ensuite, nous ferons vivre ces films bénéficiant du label Cannes 2020 dans les salles, dans des festivals, un peu partout... Nous les accompagnerons physiquement, médiatiquement, numériquement. Bref, nous serons à leurs côtés.

Le « Cannes hors les murs » que vous avez évoqué pourrait-il être une manière de rapprocher le festival du public ?

Question intéressante et de plus en plus aiguë chaque année : Cannes est historiquement un festival réservé aux professionnels, mais l’évidence qu’un public spécial (gens de cinéma, presse, festivaliers, etc.) doive avoir le privilège d’y assister pour découvrir la production en avant-première n’est plus aussi acceptée que dans les années 1960. Le public veut en avoir aussi le plaisir. Pourquoi pas ? Nous faisons beaucoup d’opérations avec les salles dans ce sens et ça se multipliera à l’avenir.

Le festival Lumière, que vous dirigez également, accueillera-t-il des films cannois, même si c’est un festival de patrimoine ? Peut-on envisager un Cannes exceptionnellement lyonnais ?

Non, pas question de faire, où que ce soit, un ersatz de Cannes. Il y a toujours des avant-premières pendant le festival Lumière – peut-être un peu plus cette année – et j’espère que nous pourrons projeter à Lyon la sélection de Cannes classics, qui pourrait aussi aller aux excellentes Rencontres cinématographiques de Cannes en décembre. Par ailleurs, nous avons reçu de multiples invitations de la part des festivals du monde entier pour montrer les films choisis. Nous verrons avec eux les stratégies à suivre.

La sortie de Benedetta a été décalée à mai 2021. On parle de la même chose pour le Carax ? Peut-on retenir des films ? Peut-on demander à des cinéastes producteurs d’attendre ?

Ce sont les producteurs qui décident. En l’occurrence, ils sont nombreux à basculer en 2021, ce qu’on peut comprendre. La sélection que nous annoncerons sera amputée de ces films, puisque nous ne retiendrons que des films qui sortent en salle à l’automne et à l’hiver prochains. Elle ne sera évidemment pas celle qui aurait été présentée dans un Cannes « normal ».

Sans vaccin, l’édition Cannes 2021 est-elle seulement possible ?

On va attendre que les spécialistes et l’avenir nous en disent plus.

Sans forcément dévoiler des noms de la sélection, mais plutôt en termes d’humeur, d’énergie, à quoi va ressembler la sélection que vous annoncerez en juin ?

Nous sommes le 14 mai et je vous assure que nous ne connaissons pas encore nettement le visage qu’elle aura début juin. Mais elle sera celle d’un cinéma d’auteur en pleine santé et c’est la fonction du festival de Cannes que d’en montrer les formes nouvelles, de poser des noms nouveaux sur la carte. Elle portera aussi la marque d’une plus grande présence des réalisatrices, d’une universalité mondiale, d’une diversité assumée dans des sociétés qui le sont elles-mêmes de plus en plus.

Lundi 11 mai, Cannes était sous un déluge d’eau, aucune publicité pour blockbuster ne couvrait la façade du Carlton, aucun TGV ne commençait à emmener des milliers de cinéphiles, de critiques, de professionnels, de cinéastes et seul un sanglier se baladait, sans accréditation, sur la Croisette devant des restaurants fermés à double tours : le cinéphile que vous êtes a-t-il l’impression de vivre dans une dystopie ? Et si oui, quel cinéaste (mort ou vivant) pour la filmer ?

J’hésite entre les sombres prédictions ou penser à l’avenir radieux qui nous attend tellement on a désormais la conviction que pas mal de choses doivent changer. Hum. En tout cas, les messages que nous recevons sont souvent bouleversants et montrent la place que Cannes tient dans le cœur des gens. Et ils veulent le dire, l’exprimer. La presse américaine, toujours sévère avec nous, est très élogieuse et pleine de nostalgie à notre égard. On prend, en attendant de revenir plus forts. Il faudra faire, tous ensemble, un grand Cannes 2021 ! Et pour ce qui est de filmer Cannes déserte : je prendrais Richard Fleischer avant et Park Chan-wook aujourd’hui.