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Vierges jurées d’Albanie: devenir hommes pour être des femmes libres

Pour échapper au carcan d’une société patriarcale, elles deviennent des hommes. Attestée dans une grande partie des Balkans, la tradition des «vierges jurées» est toujours bien vivante en Albanie

Hajdari (droite) photographié en 2011. — © Jill Peters
Hajdari (droite) photographié en 2011. — © Jill Peters

Pour ses 20 ans, «Le Temps» met l’accent sur sept causes emblématiques. Après le journalisme, notre thème du mois porte sur l’égalité hommes-femmes. Ces prochaines semaines, nous allons explorer les voies à emprunter, nous inspirer de modèles en vigueur à l’étranger, déconstruire les mythes qui entourent les genres et chercher les éventuelles réponses technologiques à cette question.

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La première fois que je me suis rendu à Bajram Curri, je n’ai pas eu de chance. J’avais l’adresse de Shkurtan et de Hajdari, deux vierges jurées rencontrées grâce à l’anthropologue britannique Antonia Young, mais la première était en voyage à Tirana, et la seconde a refusé de me recevoir.

Bajram Curri, c’est trois blocs de béton posés autour d’une place dans les montagnes de la Haute Albanie, un petit centre administratif créé par le régime stalinien d’Enver Hoxha pour tenter de domestiquer une zone rétive à tout pouvoir. Depuis la chute du socialisme, la bourgade est tombée en déshérence. Durant les émeutes de 1997, son unique hôtel servait de morgue.

C’est à cette époque qu’Antonia Young a publié son étude, qui fait toujours autorité*, et que l’on a commencé à parler de cette tradition «sauvage» qui se perpétuerait en Albanie: des femmes assumaient le rôle d’homme tout en s’engageant à une virginité perpétuelle. Un homme doit tenir un fusil, ce qui serait incompatible avec «l’impureté» associée à la sexualité féminine.

Petite célébrité

Nous étions au milieu des années 2000, et les vierges jurées d’Albanie avaient acquis une petite célébrité dont elles se seraient bien passées, quelques émissions de télévision et la venue de photographes occidentaux en quête de cet exotisme dont l’Albanie semblait tenir la promesse, avec les règles strictes de la vendetta, la «reprise de sang» codifiée par le Kanun de Lekë Dukagjin.

Les vierges jurées ne voulaient pas être prises pour des bêtes de cirque. Hajdari m’a donc fermé sa porte, déléguant son neveu pour me tenir compagnie. Ce gamin d’une quinzaine d’années ne jurait que par son «oncle», son «meilleur copain», qui lui apprenait à se battre, avec qui il regardait des films de guerre à la télé. Si l’honneur des hommes est au cœur des valeurs de la société traditionnelle albanaise, les vierges jurées méritent double respect, car elles ont choisi par serment de devenir hommes, et n’ont jamais manqué à leur parole. Elles jouissent de la considération et des privilèges accordés aux patriarches: elles fument, boivent du raki et sont les premières servies à table.

La virginité n’est pas un problème. Pour quelques minutes de plaisir, il aurait fallu accepter de mener une vie de femme, c’est-à-dire de servante?

Sokol

A une dizaine de kilomètres de Bajram Curri, Tplan fait figure de refuge: cinq ou six vierges vivent dans les hameaux dispersés sur le poljé, le haut plateau calcaire qui forme le village. Haki m’a aussi fermé sa porte au nez dès que j’ai mis en avant ma qualité de journaliste, mais elle m’a laissé me goinfrer des fruits de son mûrier et admirer son jardin, un vrai jardin de curé avec un potager et des simples, bien protégés des vents de la montagne. Ces dernières vierges jurées ne seraient-elles pas les ultimes témoins d’un temps révolu? Sur le poljé, Emin faisait paître un troupeau de moutons. Toute sa vie, il a travaillé comme berger à la coopérative agricole, mais il a obtenu une retraite de bergère, au montant un peu moins élevé, dès l’âge de 55 ans. Emin vit chez des parents et montre ses mains crevassées de travailleur manuel: «Je suis incapable de vivre seul.e, je ne sais pas faire la cuisine, je ne peux par recoudre un bouton.»

Vieillard androgyne

Sokol a fini par m’ouvrir sa porte. Elle avait alors plus de 80 ans, le torse ceint d’une cartouchière et la tête coiffée d’un plis, le bonnet de feutre blanc des hommes. «Quand j’ai eu 14 ou 15 ans, j’ai refusé le mari que mes parents voulaient me donner. Pour cela, il fallait que je devienne un homme.» Sokol est une petite personne ridée, un minuscule vieillard androgyne. Sous le communisme, il a refusé les règles de la ferme collective et vécu seul.e dans la montagne. C’est la seule vierge qui accepte, du bout des lèvres, d’évoquer le sujet dont on ne parle jamais, celui de la sexualité. «La virginité n’est pas un problème. Pour quelques minutes de plaisir, il aurait fallu accepter de mener une vie de femme, c’est-à-dire de servante?»

Au fil du temps, j’ai appris à ne pas forcer les portes, mais le hasard des reportages m’a souvent amené à croiser d’autres femmes, plus jeunes, qui assumaient des métiers et des rôles d’homme dans cette Albanie en perpétuelle «transition». L’une conduisait une machine-outil sur le chantier de l’autoroute qui file vers le Kosovo, l’autre travaillait à la logistique du port de Durrës… Traditionnellement, la «conversion» d’une fille en vierge jurée répond au manque de garçons dans une famille, mais il existe aussi des cas de choix «libre», comme celui de Sokol. Devenue homme, la vierge jouit de l’ensemble des avantages et des obligations d’un homme. Si la famille est engagée dans une vendetta, elle peut tuer et être tuée comme un homme.

Service militaire

Pourtant intrusif et puritain, le régime communiste albanais n’a pas fait disparaître cette tradition des Virgjinat e bitume. On évoque même des cas de vierges qui auraient fait leur service militaire. Au terme de plus d’un quart de siècle de «transition» postcommuniste, la pratique de la vendetta est plus sanglante que jamais en Albanie ou dans le Kosovo voisin, et bien souvent, dès qu’ils sont adultes, les garçons émigrent à l’étranger, laissant à une sœur la charge de la famille: ces cheffes de famille deviendront-elles des vierges jurées, engagées par serment? Patriarcale, patrilinéaire, strictement exogamique, la société traditionnelle des hautes terres des Balkans fait preuve d’une étonnante plasticité et s’adapte sans peine aux nouvelles contraintes de la modernité.

En juin 2016, âgée de 80 ans, Stana Cerović a quitté son village des montagnes du nord du Monténégro pour entrer dans une maison de retraite de Risan, sur la côte Adriatique. Dernière-née de cinq sœurs et deux frères, morts en bas âge, elle avait juré à son père de ne jamais se marier et de s’occuper de la famille. La société traditionnelle monténégrine fonctionne selon les mêmes règles et les mêmes codes que la société albanaise. Certains anthropologues parlent même d’une vaste «zone tribale européenne» qui recouvrirait toutes les Alpes dinariques, incluant l’Herzégovine et l’arrière-pays dalmate. Des sociétés où l’honneur du lignage compte plus que la subjectivité des personnes. On prétend que Stana serait la dernière vierge jurée du Monténégro. Je ne suis pas allé lui rendre visite, mais certains amis m’assurent déjà que d’autres vierges seraient toujours bien en vie dans le petit pays, du côté de Zabljak ou de Savnik.

*Antonia Young, Women Who Become Men. Albanian Sworn Virgins, traduction française: Les vierges jurées d’Albanie, Paris, Non Lieu, 2016.