Marie, 33 ans, s'est toujours sentie en décalage. Enfant, elle jouait les petites filles modèles pour se faire apprécier. À l'ado­lescence, l'anxiété et les troubles alimentaires sont apparus. Diffi­cultés relationnelles, consommation de cannabis et décrochage scolaire, ses années lycée furent, dit-­elle, « chaotiques ». Diagnosti­quée bipolaire à 20 ans, elle prend des anti­épileptiques pour régu­ler son humeur. Entre deux séjours en clinique, Marie a essayé de suivre des études, connu des expériences professionnelles désas­treuses. Elle s'est passionnée pour le tarot, le maquillage, a appris l'anglais seule. Fascinée par la psychologie, elle a un jour tapé « autiste Asperger » sur Wikipédia. Au fil de ses recherches, elle s'est peu à peu reconnue : « Le puzzle s'est reconstitué. » Il y a quelques mois, un diagnostic a confirmé son intuition. Un soulagement.

Comme Marie, elles sont nombreuses à avoir mis des années à nom­mer leur différence. En France, 700 000 personnes présentent des troubles du spectre de l'autisme (TSA), soit une personne sur cent. Longtemps employé pour qualifier les personnes autistes ne présentant pas de retard de langage ou de déficience intellectuelle, le terme Asperger a disparu des diagnos­tics en 2013, les professionnels préférant l'expression plus large de trouble du spectre de l'autisme, mais il reste très utilisé. Sur quatre personnes concernées par des TSA, trois seraient des hommes. Sauf que ce sexe­-ratio, établi dans les années 1970, cacherait le sous­-diagnostic des femmes. C'est souvent après une longue errance médicale, où elles ont été déclarées ano­rexique, dépressive, bipolaire ou même schizophrène, que des femmes découvrent leur autisme. « On méconnaît l'autisme féminin », constate Marie Rabatel, présidente de l'Association francophone des femmes autistes ( AFFA). Pourtant, de plus en plus, la parole de ces femmes se libère et leurs expériences sont écoutées.

Malgré l’anxiété, les passions obsessionnelles, l’hypersensibilité, les habitudes ritualisées, la précocité intellectuelle, leurs difficultés à appréhender les relations sociales… les femmes dissimuleraient davantage leur handicap, passant inaperçues au prix de lourds efforts. Car la différence entre un comportement autistique – que chacun peut avoir de façon épisodique – et un fonctionnement autistique est subtile. « Une personne avec un TSA n’arrive pas à se représenter les situations qu’elle n’a pas vécues. Ce n’est pas un manque d’imagination, mais une incompréhension du concret et de l’abstrait. Nous avons besoin de nous faire une idée de ce qui va advenir, sinon nous sommes face au néant et notre angoisse ne connaît pas de limites », témoigne Marie Rabatel, elle-même concernée. Pour l’entourage, cette spécificité est souvent imperceptible. « Nous sommes des caméléons. Nous faisons en sorte de nous intégrer dans la société pour être le plus invisibles possible. Nous allons répondre aux attentes du groupe, sourire comme les autres et ne jamais montrer nos difficultés », précise-t-elle.

« Contrairement aux garçons, les petites filles pratiquent très vite le camouflage »

Pour mieux comprendre l'autisme au féminin, le profes­seur Laurent Mottron, psychiatre installé au Québec, mène une étude auprès de 450 femmes « dont les traits autistiques, quasi impercep­tibles, échappent généralement aux critères de diagnostic ». Les pre­miers résultats seront connus au printemps 2019, mais il a déjà des intuitions : « Quand on les écoute, ce sont des personnes qui ont un sentiment de différence profond, elles réalisent qu'elles ne fonc­tionnent pas comme les autres. Elles ont un désintérêt pour les relations de groupe, une maladresse évidente dans les relations sociales, des secteurs spécifiques d'érudition. Contrairement aux garçons, les petites filles pratiquent très vite le camouflage. Par exemple, si une élève voit que la fille populaire fait la bise à tout le monde, elle va faire pareil. On a aussi l'impression que les garçons souffrent moins du sentiment de solitude, alors que les filles vont vouloir s'intégrer. »

En discutant avec les femmes concernées, on comprend aussi leurs difficultés à appréhender les rapports de séduction et la vie de couple. « La séduction est fondée sur l’implicite : c’est le domaine où les Asperger ont le plus de difficultés, explique Marie. J’ai toujours eu du mal à séduire et à comprendre quand on me drague. Forcément, ça a pu mener à des incompréhensions. Mais j’ai appris à être explicite quand quelqu’un me plaît, donc ça passe ou ça casse. » Aujourd’hui en couple, elle admet que les moments où elle se replie sur elle-même sont parfois mal vécus par son compagnon. En l’absence de diagnostic, les femmes font également face à des dangers spécifiques. « Les difficultés de communication sociale nous rendent très manipulables et vulnérables. 90 % des femmes autistes ont été victimes de violences sexuelles », estime Marie Rabatel. Leur incompréhension de l’implicite, mais aussi leur difficulté à exprimer un « non » et donc à maîtriser la notion de consentement les exposent particulièrement. « Je me souviens de cette jeune femme qui parlait cuisine avec un homme. Quand il lui a dit “T’es bonne”, elle n’a pas compris le sous-entendu et lui a répondu : “Tu ne peux pas dire ça tant que tu n’as pas goûté.” » Une situation qui aurait pu être cocasse si elle n’avait pas été suivie d’un viol. Souvent, les victimes ne réalisent que des années plus tard qu’elles ont été agressées. « Je me suis forcée à coucher avec des gens, enfin j'ai aussi été victime de viols comme beaucoup d'entre nous. On se dit que si on se laisse faire on va se faire accepter... Pas se faire aimer, juste se faire accepter », confie Alice, 33 ans. Quand elles ont des enfants, elles risquent d'être signalées aux services sociaux et de s'en voir retirer la garde. Spécia­liste de l'autisme, l'avocate Sophie Janois* est régulière­ment confrontée à ces situations : « Les services sociaux ne comprennent pas ces mères qui ont une attitude étrange, paraissent froides, sont isolées. Une fois qu'elles sont dia­gnostiquées, c'est plus facile de les défendre. »

« J'ai diagnostiqué des femmes de 40 ans. C'est émouvant car, en une heure d'entretien, leur vie change. »

Après la BD « La Différence invisible » (éd. Delcourt), Julie Dachez, diagnostiquée Asperger il y a six ans, vient de publier « Dans ta bulle» (éd. Marabout) : « On parle peu des autistes invisibles. J'ai voulu leur donner la parole. Et favoriser une prise de conscience car ces personnes ne souffrent pas de l'autisme, mais d'être exclues. » Grâce à elle, le tabou tombe peu à peu. Anne­-Françoise Bourseul, psychologue au CRAIF de Paris (Centre de ressources autisme Île­-de­-France), reçoit de plus en plus de femmes et les guide dans la pro­cédure de diagnostic. « Beaucoup viennent après le diagnostic de leurs enfants ou parce qu'elles ne supportent plus leurs échecs profes­sionnels. » Elle se souvient par exemple de cette jeune femme passion­née par son travail, qui a perdu tous ses repères quand elle a dû s'ins­taller en open space. Le chemin de la reconnaissance de l'autisme passe par plusieurs étapes.

« Lors d'une première consultation, la personne évoque tout ce qui lui fait penser à l'autisme et le psychiatre écarte les autres pathologies. Dans un deuxième temps, une série de tests est réalisée: QI, l'Ados (Autism Diagnostic Observation Sche­dule) qui évalue les interactions sociales, ou le test de la théorie de l'esprit pour voir si la personne peut imaginer les intentions de l'autre. C'est un test intéressant car, si vous êtes malintentionné et que vous dites à une personne autiste 'Fais ça', elle ne se méfiera pas », détaille Anne- Françoise Bourseul. Un troisième rendez-­vous est nécessaire pour obtenir le diagnostic écrit, document indispensable pour faire une demande de reconnaissance de handicap à la MDPH (Maison départementale des personnes handicapées). « Quand le diagnostic d'autisme tombe, ces femmes me disent que ça a été une démarche émotionnellement difficile, mais il y a du soula­gement. L'ensemble des choses qui avaient été perçues comme éparses commence à prendre forme, elles se disent : 'Ce n'est pas parce que j'ai fait preuve de mau­vaise volonté, quelque chose m'avait mise en difficulté' », explique la psychologue.

Le professeur Laurent Mottron abonde : « J'ai diagnostiqué des femmes de 40 ans. C'est émouvant car, en une heure d'entretien, leur vie change. D'un seul coup, elles se sentent légitimes. » Elles peuvent désormais assumer la différence qu'elles s'évertuaient à dissimuler. Pour limiter leur anxiété et leur fatigue, elles apprennent aussi à se protéger. « Il n'y a pas de traitement car l'autisme n'est pas une maladie. Et heureusement, car il colore toute notre existence et notre personnalité », explique Julie Dachez.

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L'ouvrage de Julie Dachez « Dans ta bulle ! » sensibilise à l'autisme.

Pour elle comme pour les autres femmes concernées, le dia­gnostic s'est accompagné de quelques adaptations. « Mon casque antibruit m'a changé la vie, je sais que je ne travaillerai plus en open space et que je ne vivrai plus jamais avec quelqu'un, c'est trop enva­hissant pour moi. » Réduire les retards de diagnostics, notamment des femmes, c'est une des ambitions du 4e plan autisme, présenté par Édouard Philippe le 6 avril. 344 millions d'euros sur cinq ans seront alloués à ce plan qui cible plusieurs autres priorités, comme la scola­risation en maternelle de tous les enfants autistes, la recherche et un accompagnement pour aider les adultes concernés à travailler et à se loger. Des mesures qui pourraient aider les autistes à s'épanouir sans avoir à cacher leur différence.

* Auteure de « La Cause des autistes » (éditions Payot).

« Je vais pouvoir démarrer ma vie en sachant qui je suis »

Constance-Louise Gauriau, 23 ans, étudiante en informatique.

« J’avais déjà entendu parler du syndrome d’Asperger, mais j’étais peu informée. Je pensais que les Asperger étaient forcément des génies. Mon fiancé, qui avait déjà fréquenté des femmes Asperger, m’a dit de me renseigner. Je me suis mise à lire des bouquins et à chercher des informations sur Internet. Il fallait que je sache. En l’absence de réponse, j’en étais à me dire que j’étais folle et inadaptée. Quand le diagnostic a été confirmé, j’ai réalisé que je me forçais en permanence à faire comme tout le monde. C’était devenu normal, mais j’étais arrivée à un stade où je n’écoutais plus mes besoins. J’allais boire des verres en terrasse et je sortais en boîte. Mais cela me plongeait dans des états d’anxiété pendant plusieurs jours. Aujourd’hui, j’ai compris que c’est important d’avoir du temps à moi. Je peux rester trois jours sans voir personne, c’est vital. Ce diagnostic a changé beaucoup de choses. Désormais, je vais pouvoir démarrer ma vie en sachant qui je suis. En connaissant mieux mes limites et mes forces. »

« Il n’y a pas de honte à être autiste »

GabrielleBinet

Gabrielle Binet © Emanuel Bovet

Gabrielle Binet, 30 ans, consultante.

« En mai 2016, j’ai quitté un CDI. C’était la deuxième fois que je faisais une rupture conventionnelle et j’ai commencé à me demander pourquoi j’avais un parcours en zigzag. J’en ai parlé avec mon frère qui avait été diagnostiqué Asperger en 2008 et j’ai décidé de passer les tests. Les vidéos de Julie Dachez [auteure de “La Différence invisible”, ndlr] ont aussi provoqué un déclic : j’ai compris qu’il n’y avait pas de honte à être autiste. Quand le diagnostic est tombé, ça m’a permis de regarder mon passé autrement. J’ai pu porter un autre regard sur les humiliations et les violences que j’avais subies. J’avais aussi un mot pour expliquer certaines choses qui faisaient qu’apparemment les autres me trouvaient en décalage. Petite, je faisais semblant de m’intéresser aux jeux des autres, comme les Polly Pockets, alors que ce qui me plaisait, c’était la littérature médiévale ! J’ai toujours eu des centres d’intérêt particuliers. Par exemple, j’adore les langues étrangères, j’ai appris l’arabe et le portugais. Je me suis aussi mise aux chants traditionnels en breton et en occitan. Je fais partie d’une chorale de chants du monde. Quelques mois après mon diagnostic, j’ai été embauchée comme chargée de développement chez Autisconsult, une entreprise qui recrute des consultants avec autisme. Avec mes collègues, il n’y a pas de stress, on est direct. Le reste de l’équipe, qui n’est pas autiste, a appris à éviter l’implicite et le second degré. »

« Témoigner est un coming out »

ValérieDuezRuff

Valérie Duez-Ruff © Emanuel Bovet

Valérie Duez-Ruff, 40 ans, avocate.

« Je suis un caméléon, j'intègre tous les codes sociaux, j'observe continuellement mon environnement. Ce qui me donne une force énorme dans mon métier, puisque je suis toujours en train d'anticiper les réactions de l'adversaire. Je supporte mal la lumière forte et le bruit, etc. Cette hypersensorialité me permet de capter énormément de choses, comme si j'avais des antennes ! Depuis que j'ai conscience de mes limites, j'essaie de m'écouter davantage, de moins piocher dans mes réserves. Je n'ai plus ce sentiment d'épuisement que j'avais avant. Dans mon métier, je réussis car j'incarne un personnage et je suis d'autant plus convaincante. L'aspect politique, par exemple quand il m'a fallu faire campagne pour être élue au Conseil de l'Ordre, reste compliqué. Mais je surmonte ces difficultés parce que je défends des causes qui me tiennent à coeur. Témoigner sur mon autisme est une sorte de coming out qui j'espère fera évoluer les mentalités. »

Cet article a été publié dans le magazine ELLE du 13 avril mars 2018. Abonnez-vous ici.