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Haut-Valais, 1957: un premier vote féminin sous les huées

En mars 1957, un petit village haut-valaisan fait sensation en autorisant les femmes à glisser un bulletin dans l’urne, quatorze ans avant le droit de vote au niveau fédéral. La fille de la première votante de l’histoire suisse raconte l’événement qui a marqué son village

Katharina Zenhäusern, épouse du président d’Unterbäch, installe un bouquet de fleurs entre deux urnes de vote destinées aux femmes, ce 3 mars 1957. Elle sera la première à glisser son bulletin. — © KEYSTONE/PHOTOPRESS-ARCHIV
Katharina Zenhäusern, épouse du président d’Unterbäch, installe un bouquet de fleurs entre deux urnes de vote destinées aux femmes, ce 3 mars 1957. Elle sera la première à glisser son bulletin. — © KEYSTONE/PHOTOPRESS-ARCHIV

La main de Katharina Zenhäusern n’a pas tremblé, ce jour de mars 1957, lorsqu’elle a glissé son bulletin dans l’urne. Agée d’alors de 38 ans, elle était la toute première femme, en Suisse, à pouvoir voter. Avant cela, elle a dû traverser la place du village sous les huées et les sifflements. «Certains avaient même sorti des tambours pour protester», raconte Germaine Zenhäusern. Dans la cuisine de la maison familiale, la fille de Katharina Zenhäusern raconte, sourire aux lèvres, cette journée où sa maman, décédée en 2014, est entrée dans l’histoire.

Avec Katharina Zenhäusern, 32 autres femmes ont participé au premier scrutin féminin organisé en Suisse, dans le petit village valaisan d’Unterbäch, quatorze ans avant que le droit de vote et d’éligibilité ne soient accordés aux femmes au niveau fédéral. La votation portait sur l’instauration d’un service civil obligatoire pour les femmes. La participation féminine avait scindé le bourg en deux camps: celui des chrétiens-sociaux, plutôt favorables, et en face, les catholiques conservateurs, majoritairement contre. Les précurseures ne défiaient pas seulement les regards de voisins ou parents, mais aussi l’avis du gouvernement cantonal et le Conseil fédéral, opposés à cette action.

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Scandale

Du haut de ses 6 ans, Germaine n’avait pas bien saisi l’enjeu politique du vote des femmes d’Unterbäch, mais elle avait senti l’aura de scandale qui entourait l’événement. «Je me souviens qu’une grande agitation s’était emparée de mon village, d’ordinaire si calme.» Photographes, journalistes, même un correspondant du New York Times avait fait le voyage. On s’étonne alors que dans ce pays, l’un des rares en Europe à n’avoir pas encore accordé le droit de vote aux femmes, des montagnards plutôt réputés pour leur conservatisme jouent les précurseurs.

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«Ma mère ne s’est jamais considérée comme une féministe, raconte Germaine Zenhäusern. C’était une femme simple, épouse et mère au foyer, convaincue qu’il n’y avait rien de plus normal au monde que le droit des femmes à voter.» C’est aussi pour soutenir son époux, Paul Zenhäusern, président d’Unterbäch, que Katharina ira voter. Habile politicien, celui qui était aussi maître d’école avait convaincu l’assemblée villageoise d’organiser ce scrutin. Paul Zenhäusern s’était lié d’amitié avec Peter von Roten, son collègue au Grand Conseil valaisan, grand défenseur du droit de vote des femmes, marié à la féministe radicale Iris von Roten. La juriste avait fait scandale avec son livre paru en 1958 – Frauen im Laufgitter (femmes derrière les barreaux). Derrière le «coup» d’Unterbäch, l’influence du couple von Roten ne fait aucun doute.

Pour Germaine, c’est aussi l’esprit d’indépendance des Haut-Valaisannes qui est à la source de la fronde d’Unterbäch. Dans cette région où l’emploi manquait, les hommes partaient souvent de chez eux pour travailler comme saisonniers dans les vignobles, les vergers, ou pour se faire embaucher comme ouvriers sur les chantiers des barrages. Ils restaient parfois plusieurs mois loin du village. «Pendant ce temps, les femmes s’occupaient de tout: le ménage, le travail dans les champs, les enfants, mais aussi les commerces locaux. Elles se sont forgé une autonomie.»

Avis de droit et mobilisation

Mais ce n’est pas tout. Il a fallu la stratégie d’un groupe d’activistes, déterminés à faire bouger les lignes dans le paysage politique suisse. Pour consolider leur action, les instigateurs du premier scrutin féminin convoquent l’avis du juge fédéral Werner Stocker. La participation des femmes est compatible avec l’article constitutionnel sur les droits politiques, estime cet expert. Il suffit qu’elles soient inscrites dans les registres électoraux de leur commune. C’est aussi l’avis de plusieurs féministes suisses – comme la juriste vaudoise Antoinette Quinche – qui militent pour que les termes «Suisse» et «citoyen» figurant dans la Constitution fédérale, soient compris comme des concepts génériques incluant le genre féminin*.

Les suffragettes valaisannes s’engouffrent dans la brèche, remontées à l’idée que les hommes puissent les astreindre à l’obligation de participer à la défense, sans même les consulter. Elles lancent un appel aux femmes à réclamer de figurer sur les listes. A la suite de cet élan, plusieurs communes du Valais autoriseront leurs résidentes à participer au scrutin, mais seulement à titre consultatif. Unterbäch fera sensation en étant la seule à annoncer son intention de déclarer les votes de ses habitantes égaux à ceux des hommes.

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Mais les frondeurs n’iront pas jusqu’au bout de leur démarche. De peur de voir les votes annulés, les autorités d’Unterbäch prévoiront deux urnes pour séparer les bulletins des femmes et des hommes. Et faciliteront ainsi la tâche du gouvernement cantonal, qui finira par décréter invalides les votes des femmes. L’avis de 33 premières votantes, qui s’étaient prononcées majoritairement contre le service civil, ne sera jamais pris en compte. Les Valaisannes devront attendre jusqu’à 1970 pour obtenir le droit de vote, au niveau cantonal.

Essor touristique

L’événement a laissé des traces à Unterbäch. La région a connu un essor touristique après ce coup de projecteur, survenu peu de temps après la construction du téléphérique reliant le village à la vallée. Aujourd’hui encore, la petite commune se sert de son rôle de pionnière pour promouvoir son image. Elle s’est donné le titre de «Grütli des femmes suisses» et a créé un sentier de randonnée jalonné de citations féministes. Germaine, elle, a travaillé toute sa vie dans le secteur touristique, avant de prendre sa retraite. De ses parents, cette militante syndicaliste a aussi hérité du goût pour la politique. «Les pionnières d’Unterbäch continuent à servir de modèle pour le courage dont elles ont fait preuve», estime la Valaisanne.

* L’histoire des femmes en Valais, Annales valaisannes 2017