La jeune interne qui présente la soirée explique au micro : "En consultation, on est amené à poser des questions étranges : “A quand remontent vos dernières selles ? Est-ce que vous avez des troubles de l'érection ?” ; mais tout au long de mes études de médecine, on ne m'a jamais appris à demander : “Avez-vous subi des violences ?”" Ce soir, bravant la neige dans les allées vides du centre hospitalier Sainte-Anne, à Paris, une cinquantaine de futurs psychiatres, comme cette jeune interne, sont venus écouter leur consœur Muriel Salmona, spécialisée en psycho-traumatologie et victimologie, leur expliquer pourquoi les victimes de violences "passent souvent entre les mailles du filet. Nous, médecins, on peut passer à côté, et c'est pareil pour la police et la justice".

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La Dre Salmona court beaucoup ces derniers temps. On la voit partout. Elle dispense des formations aux futurs magistrats. Elle témoigne comme experte, comme au procès de Pontoise – où, devant l'indignation générale, il est alors encore prévu que l'agresseur de Sarah, 11 ans, soit jugé pour "atteinte sexuelle" et non viol. Elle passe aussi sur BFMTV afin de parler du meurtre d'Alexia Daval. A 62 ans, elle est la psychiatre que l'on appelle dès qu'il y a des victimes.

Et les occasions ne manquent pas. Elle le reconnaît, Muriel Salmona vit en ce moment "une accélération d'un mouvement qui avait démarré avec Laurence Rossignol(1), où ça a beaucoup bougé pour le droit des victimes".

Son sujet de prédilection : la mémoire traumatique

A chaque fois, inlassablement, de son débit habité, qui lui fait parfois manquer un mot, elle explique les troubles psycho-traumatiques causés par les violences, qui recouvriraient 70 % des troubles psychiatriques. Comme la dissociation traumatique : "Le fait d'être dans un mécanisme de survie total mis en place par le cerveau, qui anesthésie les victimes, ce qui fait qu'elles peuvent paraître déconnectées, détachées, complètement “à l'ouest”", et l'amnésie traumatique qui peut en résulter : "Une disjonction du circuit de la mémoire", qui fait que les souvenirs d'un évènement traumatique peuvent réapparaître jusque des décennies plus tard, "le plus souvent brutalement et de façon non contrôlée, “comme une bombe atomique”".

Découverte au début du XXe siècle, l'amnésie traumatique a d'abord été décrite chez des soldats traumatisés qui ne se souvenaient plus des combats, avant de faire son chemin, jusqu'au DSM-III – manuel de classification des troubles mentaux publié en 1980 –, parmi les syndromes de stress post-traumatiques. A l'époque où la jeune interne commence à exercer la psychiatrie à l'hôpital, dans les années 70, elle découvre que personne ne s'intéresse vraiment au lien entre les symptômes des patients et leur historique de violence : "Les psychotraumas étaient encore essentiellement liés à la guerre. On ne se préoccupait absolument pas des violences subies dans l'enfance. Or la plupart des troubles psychiatriques sont liés à la violence. Puis, au fur et à mesure, le psycho-trauma du viol a été pris en compte".

Militante anti "culture du viol"

Pour expliquer sa vocation, Muriel Salmona évoque la découverte, à 13 ans, de la Shoah, d’un père mort précocement, qui avait subi des maltraitances durant l’enfance et dont elle dit dans une formule intéressante: "Pour moi, c’était évident qu’il était mort de ce qu’il avait vécu." A la source de son indignation, elle parle aussi "du fait d'être une fille, de se rendre compte à quel point on pouvait être injuste. Et puis j'ai fait médecine, ce n'était pas simple d'être prise au sérieux."

Elle a d'ailleurs fini par quitter l'hôpital, dont elle ne supportait pas "les rapports de pouvoir". A la naissance de son troisième enfant, elle s'arrête quelques années, puis s'installe en libéral. En 2009, elle fonde Mémoire traumatique et victimologie(2), "une façon de pouvoir mieux agir", dont son mari, cardiologue, est le trésorier. Mieux agir, c'est-à-dire "mettre en place quelque chose qui soit vraiment protecteur." L'association publie à la fois des pétitions et des études – et si on lui demande pourquoi ces dernières ne paraissent pas dans des revues scientifiques, elle oppose leur influence : l'étude a été faite avec l'Unicef. L'Organisation mondiale de la santé et le Centre Hubertine-Auclert en ont fait une présentation. Et elle a été publiée dans la revue Médecine (mais "sa signature y apparaît en dernier, note une chercheuse, ce qui signifierait qu'elle y a le moins contribué").

Clairement, Muriel Salmona parle comme une militante. "A la fin du quinquennat de François Hollande, ça a beaucoup bougé pour les droits des victimes. On a eu un peu peur avec l'arrivée du nouveau gouvernement, mais on a été entendu sur des revendications fondamentales." Une illustration parfaite de la "politique du traumatisme", décrite par Didier Fassin, anthropologue, et Richard Rechtman, psychiatre, dans L'empire du traumatisme : enquête sur la condition de victime(3) . Jamais à court de statistiques et d'histoires scandalisantes, elle a l'indignation contagieuse. Quelques jours après le procès de Pontoise, où un homme de 28 ans risquait cinq ans maximum pour une relation sexuelle avec une mineure de 11 ans, elle raconte que "juste avant, un type passait en comparution immédiate pour avoir transporté un kilo de cannabis. Il a pris quatre ans de prison ferme. Il y a des choses quand même bizarres !" Des comparaisons qui ulcèrent les représentants de la justice, et qu'elle voit comme symptomatiques d'une "culture du viol" à l'œuvre dans l'institution.

Elle qui a ses entrées au gouvernement ("On n'a jamais autant été auditionné au Parlement, il faut le reconnaître") est pourtant convaincue que la justice est patriarcale. Elle vise à la fois l'arsenal législatif, qu'elle estime incomplet, l'application des lois, et la formation des experts et magistrats.

Contre l'impunité des crimes sexuels

Le 20 octobre 2017, elle a remis à Marlène Schiappa, secrétaire d'Etat chargée de l'Egalité entre les femmes et les hommes, le Manifeste contre l'impunité des crimes sexuels, demandant la prise en compte dans la loi de la dissociation traumatique. "Une étude démontre que 70 % des plaintes pour viol sont classées sans suite, dont une bonne partie parce que les procureurs estiment qu'il n'y a pas de conséquences pour la victime", explique-t-elle. Le manifeste préconise d'élever l'âge limite du consentement à 15 ans (le Haut Conseil à l'égalité entre les femmes et les hommes recommande pour sa part 13 ans) et 18 ans en cas d'inceste, de vulnérabilité et d'adultes ayant autorité – et que la présomption soit irréfragable.

Muriel Salmona est aussi favorable à l'imprescriptibilité totale des crimes sexuels sur mineurs – disposition réservée, en France, aux crimes contre l'humanité. En mars 2017, les délais de prescription des délits et des crimes ont été doublés. Mais celui pour les crimes sexuels sur mineurs n'a pas été modifié. Le rapporteur de la loi, Alain Tourret, expliquait alors au Monde : "A un moment où le besoin de punir est très important, il fallait tenir sur les principes. Faire croire à une victime qu'elle ne pourra faire son deuil qu'en saisissant la justice est une profonde erreur." Muriel Salmona s'indigne quand on lui rapporte ces propos : "Cela manifeste une méconnaissance totale de ce que veulent les victimes. On ne guérit pas grâce à la justice, on ne lui demande pas d'être thérapeutique, on lui demande de faire son travail. Les agresseurs, quand ils ne sont pas punis, font souvent beaucoup de victimes."

Selon une étude réalisée en mars 2015 par l'association Mémoire traumatique et victimologie, 37 % des victimes de viol mineures au moment des faits déclarent avoir subi une amnésie traumatique. La réticence à les rendre imprescriptible s'appuie sur un argument principal : la difficulté grandissante, avec le temps, de prouver les faits, et donc les potentiels espoirs déçus des plaignants. "Les victimes ne sont pas débiles, elles peuvent comprendre que c'est difficile à prouver. Et parfois plus on attend, plus on a de preuves, simplement parce qu'il y a d'autres victimes. Ce n'est pas parce que ça va être difficile qu'on ne doit pas faire fonctionner la justice ! C'est leur problème."

Un combat et des détracteurs

La parole de Muriel Salmona n'est pas sans susciter de controverse. Elle a ses détracteurs, l'essayiste Peggy Sastre(4) en fait partie : "On est dans un drame assez français qui confond débats scientifiques et débats d'opinion, avec, d'un côté, ceux qui crient plus fort et ont le temps et l'énergie de se faire entendre, et, de l'autre, les chercheurs qui n'ont pas le temps de faire le tour des médias. Et là-dessus se greffe un biais qui nous fait confondre ce qui nous plaît et ce qui est vrai." Reste à savoir ce qui serait "plaisant" dans l'idée d'amnésie traumatique.

Olivier Dodier, chercheur en psychologie sociale et cognitive, a rédigé un article pour une revue scientifique (en cours de validation) où il questionne la dernière étude de Muriel Salmona, fondée sur du déclaratif. "Il ne s'agit pas de dire que les victimes racontent n'importe quoi, évidemment. Mais l'amnésie traumatique fait débat au sein de la communauté scientifique. Cette idée que lorsqu'on a vécu quelque chose d'insupportable on l'enfouit pour mieux vivre n'a jamais été prouvée. C'est très compliqué à prouver pour des raisons éthiques", puisqu'on ne peut pas infliger un trauma dans le but d'étudier ses effets. "Le problème de l'amnésie traumatique est qu'elle s'accompagne d'autres pathologies – dépression, troubles anxieux, troubles de la personnalité –, ce qu'on appelle la comorbidité, poursuit le chercheur. Si quelqu'un présente un de ces symptômes, un psy convaincu de l'amnésie traumatique pourrait émettre l'hypothèse que, peut-être, enfant, il a vécu des violences sexuelles. Le patient peut parfois s'en souvenir à tort, même si ce n'est pas forcément volontaire de la part du thérapeute. »

Dans les années 90, aux Etats-Unis, la vogue des thérapies de "recovered memory" avait provoqué des dégâts judiciaires, avant de refluer à la suite des rétractations de plaignants qui disaient avoir vécu des viols, des incestes ou des rituels sataniques. En 1997, le Royal College of Psychiatrists interdisait aux psychiatres britanniques d'inciter leurs patients à se remémorer des abus sexuels subis dans l'enfance.

Respectée plutôt que questionnée

Les "faux souvenirs induits" ? Une "théorie construite de toutes pièces par des parents pédophiles", selon Mie Kohiyama, militante et elle-même victime d'amnésie post-traumatique après un viol subi à l'âge de 5 ans. Ils ont pourtant été signalés comme un "phénomène en progression" dans un rapport interministériel (2007) sur les dérives sectaires. Le sujet est miné, puisqu'en son cœur il y a la parole des victimes, dont l'urgence voudrait qu'elle soit entendue et respectée plutôt que questionnée. Pour Muriel Salmona, d'ailleurs, les faux souvenirs relèvent de "théories d'agresseurs". "C'est totalement instrumentalisé pour mettre en cause les victimes qui ont des réminiscences. Mais l'immense majorité des souvenirs reviennent en dehors de toute thérapie, simplement parce que très peu de gens sont pris en charge."

Et la critique d'une toute-puissance de la parole des victimes est à relativiser. "On ne prend jamais le souvenir pour argent comptant, on travaille, explique-t-elle. On sait qu'un enfant peut restituer quelque chose qu'il n'invente pas mais qu'on lui a dit. Qu'une personne torturée peut avoir l'impression d'avoir vécu la torture de la personne à côté d'elle et ignorer d'où proviennent les séquelles physiques sur son propre corps."

Au contraire d'une mémoire qui fonctionnerait "comme une caméra", Muriel Salmona interprète des souvenirs confus et fragmentés comme le signe même d'une dissociation. Elle reçoit en consultation des victimes de tortures qui "présentent les mêmes éléments. Plus elles ont subi des tortures extrêmes, plus elles auront des troubles psychotraumatiques graves, et donc plus elles seront dissociées, et moins ce sera pris en compte. Et leurs demandes d'asile seront déboutées."

Ainsi ce refus récent de l'Office français de protection des réfugiés et apatrides, au motif qu'un homme, la jambe bardée de marques au fer rouge, de lacérations à la machette, une cicatrice de 20 cm sur le crâne "ne décrit pas suffisamment la cellule dans laquelle il a été torturé". "Que des paroles soient remises en cause sur des éléments qui, pour nous, sont plutôt des preuves, est révoltant." Son objectif, là encore : que les gens ne meurent plus de ce qu'ils ont vécu. – v.f.

1. Ministre chargée des Droits des femmes entre février 2016 et mai 2017. 2. memoiretraumatique.org. 3. Ed. Flammarion. 4. Auteure de La domination masculine n'existe pas, éd. Anne Carrière.
Le livre noir des violences sexuelles, Muriel Salmona, 2e éd. Dunod.