Camille Froidevaux-Metterie : « le confinement a libéré les femmes de l’injonction à porter un soutien-gorge »

Pour la philosophe, auteur de « Seins. En quête d’une libération », le confinement a eu un effet positif inattendu : débarrassées des regards extérieurs, les femmes ont pu expérimenter une relation nouvelle à leurs corps. Notamment en abandonnant ce « carcan de tissu » qu’est le soutien-gorge. Interview.

Quelques jours avant le début du confinement, les éditions Anamosa publiaient une enquête passionnante et réjouissante sur ce qui est encore un impensé de la sociologie : les seins. Dans Les seins. En quête d’une liberation, la philosophe féministe Camille Froidevaux-Metterie y auscultait cette partie du corps des femmes, ses fonctions physiologiques comme sociales et aussi les injonctions, souvent paradoxales, qui pèsent sur eux.

Ainsi, ils doivent être visibles (notamment à travers d’attirants décolletés), mais pas trop. Les femmes allaitant en public sont encore aujourd’hui l’objet de railleries, tout comme celles dont les tétons apparaissent sous le t-shirt parce qu’elles ne portent pas de soutien-gorge.

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Alors, quand on s’est rendu compte que depuis le début du confinement, un nombre croissant de femmes avaient abandonné le port du soutien-gorge, on s’est tourné vers Camille Froidevaux-Metterie pour comprendre les significations de ce rejet. Interview.

Un récent sondage Yougov a révélé que depuis le début du confinement, 8 % des femmes – et 20 % des femmes de moins de 25 ans – ont cessé de porter un soutien. Que vous inspire ce chiffre ?

Le confinement a produit quelque chose d’inédit : l’expérimentation d’une liberté nouvelle par rapport au corps. Puisqu’elles ne sortent plus, les femmes sont débarrassées du regard extérieur qui pèse sur leurs corps. Rappelons que lorsqu’une femme se prépare à sortir, elle sait qu’elle sera jugée, évaluée, convoitée, voire agressée. Depuis l’aube des temps, les femmes ont intégré le fait d’être scrutées quand elles apparaissent dans l’espace public, elles ont appris à vivre avec ce souci permanent de l’apparence. Très soudainement, le confinement les a débarrassées de ces injonctions esthétiques, elles sont donc nombreuses à avoir cessé de porter des soutiens-gorge, des chaussures à talons ou des jupes contraignantes, elles ont pu aussi arrêter de se maquiller, de s’épiler ou de se faire un brushing…

Cette dynamique de libération corporelle renvoie à des aspirations qui se manifestent depuis quelques années déjà, mais c’est le confinement qui a permis aux femmes de l’éprouver pleinement. C’est au fond la première fois que nous nous retrouvons seules face à nos corps, à pouvoir en faire ce que nous voulons. De cette expérience inédite, il naîtra peut-être de nouvelles habitudes, la crise produisant alors un effet positif inattendu…

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Ophélie, photographiée par Camille Froidevaux-Metterie pour son livre « Seins. En quête d’une libération » (éditions Anamosa)

Ophélie, photographiée par Camille Froidevaux-Metterie pour son livre « Seins. En quête d’une libération » (éditions Anamosa)

Qu’est-ce qui conduit à ne plus porter de soutien-gorge ?

Certains on pu prétendre que c’était un signe de laisser-aller. On a vu au début du confinement quelques hommes s’empresser de faire circuler des blagues douteuses sur le fait que les femmes allaient se transformer en hippopotames hirsutes… Ces hommes ont beaucoup à perdre en effet de l’absence des corps de femmes « à disposition » dans l’espace public. Il ne leur reste donc que l’injure. Mais cela n’empêchera pas les femmes d’explorer leur liberté nouvelle. Car, ne plus porter de soutien-gorge, c’est d’abord se libérer d’une contrainte et s’épargner des douleurs. C’est faire enfin primer son confort personnel sur le confort visuel des autres. En libérant nos seins des armatures et des élastiques du soutien-gorge, on les libère aussi des diktats sociaux qui pèsent sur eux.

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Mais comment le soutien-gorge, conçu à l’origine pour libérer le corps femmes, a-t-il pu devenir un instrument de contrainte ?

Il est intéressant de rappeler que le premier soutien-gorge avait été baptisé « Bien-être » par sa conceptrice la Française Herminie Cadolle. Depuis le XVe siècle, les femmes étaient emprisonnées dans des corsets douloureux. Cette invention, à la fin du XIXe siècle, a effectivement été une révolution, le port du soutien-gorge se généralisant ensuite. Mais lorsqu’apparaissent les « wonderbra » dans les années 1990, le soutien-gorge devient un outil d’aliénation. On assiste à une sophistication des contraintes : armatures, coussinets, rembourrages, les seins doivent se couler dans des coques préformatées…

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Bianca, photographiée par Camille Froidevaux-Metterie pour son livre « Seins. En quête d’une libération » (éditions Anamosa)

Bianca, photographiée par Camille Froidevaux-Metterie pour son livre « Seins. En quête d’une libération » (éditions Anamosa)

Est-ce à cette époque que sont nés les prémices du mouvement « no bra », qui fait du refus du soutien-gorge un acte politique ?

Une première expérience a eu lieu dans les années 1970 qui sont celles d’une grande aspiration des femmes à la « libération » de leur corps. Lors d’une manifestation féministe fameuse, des Américaines ont jeté à la poubelle des accessoires associés à l’aliénation féminine : des chaussures à talons, des rouges à lèvre et des soutiens-gorge. Précisons qu’elles n’y ont pas mis le feu – l’idée que les féministes auraient « brûlé leurs soutiens-gorge » est un mythe. Mais cet élan a ensuite été recouvert par d’autres priorités, à commencer par la nécessité pour les femmes de faire leur place dans le monde du travail. Pendant quelques décennies, la question du corps s’est effacée du champ féministe.

Au début des années 2010, on assiste à ce que j’appelle le « tournant génital du féminisme » avec l’émergence d’une nouvelle génération de militantes pour lesquelles la réappropriation de leur corps par les femmes doit être au cœur du combat féministe. De nouvelles revendications et pratiques apparaissent, autour de questions liées aux règles, à la contraception ou à la sexualité, mais aussi relatives à la diversité des corps féminins et à la nécessité de rendre visible cette pluralité… Pour les seins, cela donne le mouvement « no bra ». Cela ne m’étonne pas du tout que les jeunes femmes soient plus nombreuses à avoir rejeté le port du soutien-gorge pendant le confinement, ce sont elles les pionnières ! La libération des seins est encore marginale, c’est un combat d’avant-garde, comme beaucoup de combats féministes d’ailleurs.

Mais tous les soutiens-gorge ne sont pas douloureux, certains sont même confortables…

Effectivement, on commence à découvrir d’autres formes de soutien-gorge, mieux adaptés aux corps des femmes et à leurs différentes morphologies. Comme les « bralettes » ou ces soutiens-gorge sans armatures ni même coutures. On voit se développer des projets innovants comme cette start-up qui propose de fabriquer des soutiens-gorge sur-mesure, particulièrement bienvenus pour celles – plus nombreuses qu’on ne le pense – qui ont des seins asymétriques…

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Car le vrai problème des soutiens-gorge que l’on trouve sur le marché, c’est qu’ils uniformisent les seins. Les « rembourrés » grossissent les petits seins quand d’autres au contraire les aplatissent. À chaque fois, il s’agit de faire entrer les seins en conformité avec le modèle idéal du « beau sein », à savoir la demi-pomme. Nous vivons là un véritable formatage à échelle industrielle de nos corps.

Alava, photographiée par Camille Froidevaux-Metterie pour son livre « Seins. En quête d’une libération » (éditions Anamosa)

Alava, photographiée par Camille Froidevaux-Metterie pour son livre « Seins. En quête d’une libération » (éditions Anamosa)

A quel moment le sein « en pomme » s’est-il imposé comme le modèle standard ou plutôt la forme de poitrine idéale ?

Dans l’histoire de l’art, depuis toujours, les seins sont ainsi représentés, comme ces vierges allaitantes dont le sein apparent forme une boule toute ronde. Jamais on ne montre la réalité du corps des femmes, pas plus que la pluralité de ses formes. J’ai photographié les seins des femmes que j’ai interviewées pour mon livre et j’ai été frappé de constater qu’il y a autant de seins différents qu’il y a de visages. Mais le plus marquant dans cette enquête a été de comprendre que nos seins n’étaient jamais les mêmes. Ils changent chaque mois, selon le cycle menstruel, ils changent selon les circonstances de la vie, grossesses, allaitement, maladie, ils changent enfin au gré du vieillissement, là encore, comme les visages. En permettant de rendre visibles nos seins, l’abandon du soutien-gorge permet aussi de révéler la diversité et la beauté des corps, de tous les corps.

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Seins. En quête d’une libération, Camille Froidevaux-Metterie, éditions Anamosa, mars 2020.

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Couverture du livre de Camille Froidevaux-Mettrerie (éditions Anamosa)

Couverture du livre de Camille Froidevaux-Mettrerie (éditions Anamosa)

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